Un peuple de paresseux?

Un peuple de paresseux ?


Parfois, le Québec est fascinant. Par exemple quand il s'indigne parce que quelqu'un dit quelque chose de rigoureusement exact, de parfaitement vérifiable et de tout à fait pertinent.
C'est ce qui est arrivé à l'ancien premier ministre Lucien Bouchard qui, dans une entrevue à TVA pour commémorer le premier anniversaire de la publication du manifeste Pour un Québec lucide, a affirmé que les Québécois ne travaillaient pas assez.
" D'abord, a-t-il dit, il faut travailler plus. On ne travaille pas assez. On travaille moins que les Ontariens, infiniment moins que les Américains! Il faut qu'on travaille plus! " Indignation dans les chaumières, surtout syndicales. Nos trois centrales se sont empressées de dénoncer l'ex-premier ministre. " L'esclavage, c'est fini! " s'est exclamé le vice-président de la CSN, Roger Valois.
Sur les faits, Lucien Bouchard a tout à fait raison. Les Québécois travaillent moins. Pas parce qu'ils sont plus paresseux, mais parce que le marché du travail est différent. Le vrai débat consiste à se demander pourquoi, quelles en sont les conséquences et comment faut-il les atténuer.
Les chiffres sont là. Les Québécois travaillent, en moyenne, 1730 heures par année, les Ontariens 1820 heures, soit 5 % de plus, et les Américains 1960 heures, soit 13 % de plus que les Québécois. Un écart qui s'explique par une semaine de travail plus courte, 32,8 heures en moyenne au Québec, contre 34,0 en Ontario et 37,6 aux États-Unis, mais aussi par des vacances plus longues et des congés plus nombreux. À cela s'ajoute le fait que la retraite arrive plus tôt au Québec, à 60 ans en moyenne contre 62 ans en Ontario.
C'est une des deux grandes raisons qui expliquent pourquoi le niveau de vie est plus bas qu'en Ontario ou qu'aux É.-U. L'autre raison, c'est le fait que la productivité soit plus faible ici. Autrement dit, les Québécois travaillent moins d'heures, et la productivité de chacune de ces heures est moins grande.
On peut bien sûr répondre que c'est là un choix qu'ont fait les Québécois, qui préfèrent la qualité de vie au niveau de vie et qui acceptent d'être moins riches pour pouvoir consacrer plus de temps au loisir ou à la conciliation travail-famille.
Mais il est loin d'être évident que ce soit un choix conscient. Il n'y a jamais eu de débat sérieux sur cette question où les Québécois auraient été confrontés aux tenants et aux aboutissants. Si les Québécois travaillent moins d'heures et produisent moins, la richesse qu'ils contribuent à créer sera également moindre. Leurs revenus seront plus bas, la richesse globale sera plus basse et les ressources collectives seront moindres. Les Québécois accepteraient-ils d'être moins riches et d'avoir moins de services publics en échange de plus de loisirs? C'est en ces termes qu'il faut poser la question. Et il est loin d'être évident que la réponse serait oui.
Il est plutôt probable que la semaine de travail plus courte résulte d'un processus graduel et imperceptible. Des facteurs économiques: le fait que certains travailleurs ne trouvent que des emplois à temps partiel. Des facteurs politiques: une législation du travail qui privilégie la réduction du temps de travail. Mais aussi des facteurs sociaux: un taux de syndicalisation très élevé, et le nombre important d'employés du secteur public et parapublic dont les semaines de travail sont plus courtes.
Mais que faire? " Il faut travailler plus ", a dit M. Bouchard, et c'est sans doute cela qui a provoqué la levée de boucliers. La réduction du temps de travail est une tendance lourde dans les sociétés avancées, sauf aux États-Unis, et il sera difficile de remettre le dentifrice dans le tube.
On peut plus facilement compenser cet effort de travail moindre par une productivité plus grande, comme le font par exemple les Français. Et donc de miser sur l'amélioration de la productivité, en comprenant bien qu'il ne s'agit pas d'exploitation et d'esclavage, mais d'une façon de mieux utiliser nos ressources. Cela appelle une panoplie de mesures, pour favoriser les investissements sans lesquels un travailleur ne disposera pas des nouvelles technologies et des nouveaux procédés, pour augmenter le niveau des compétences et l'adaptation de la main d'oeuvre par l'éducation et la formation, pour favoriser l'innovation.
Ce nécessaire virage vers la productivité exigera un solide changement de culture. Il sera difficile car, pour accepter le changement, encore faut-il admettre qu'il y a problème. Et si les réactions aux propos de M. Bouchard ont été si vives, c'est que bien des gens sont persuadés de travailler fort, et de travailler autant, sinon plus, qu'ailleurs.


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