A propos des tentatives de reconstruction à gauche

Trois questions qu’on ne peut pas éliminer

IDÉES - la polis



À gauche, si en tant est-il que ce terme ait encore un sens, les nouveaux partis en construction ne manquent pas et l’électeur désarçonné par les palinodies des chefs socialistes n’aura que l’embarras du choix. Premier sur les rangs, le POI (parti ouvrier indépendant) créé dans la foulée de la campagne présidentielle de Gérard Schivardi, il prolonge le PT (parti des travailleurs) animé principalement par le courant CCI (ex-OCI). Ce parti affirme avoir dépassé les 10.000 membres et prépare une grande convention pour l’unité le 7 décembre. Ensuite on a le NPA (appellation provisoire) du très médiatique facteur de Neuilly. Le NPA, qui a bénéficié d’une étonnante couverture télé n’est en réalité que le prolongement de la LCR (« section française de la Quatrième Internationale »). Dernier arrivé, le PG (parti de gauche) créé par Jean-Luc Mélenchon et Marc Dolez à leur sortie du PS. Le PG négocie un accord avec le PCF pour les élections européennes.
Bref ça bouge beaucoup. Mais on se demande un peu quelles forces sociales se retrouvent dans ces groupements militants qui restent tous très minoritaires. Le POI annonce la couleur : il se veut « ouvrier », c’est-à-dire qu’il se pose comme un continuateur des vieux partis sociaux-démocrates d’avant 1914. Son projet est de refonder une social-démocratie qui n’aurait pas trahi et rendrait compte de son mandat devant les travailleurs. Le NPA ne veut anticapitaliste et veut rassembler toutes les forces « radicales » de l’anticapitalisme, tout ce qu’on appelait jadis dans le jargon de la LCR les « nouvelles avant-gardes larges », des secteurs radicaux du syndicalisme (SUD) aux mouvements sociaux (féminisme, LGBT, etc.) Il s’agit en somme de remettre sur le tapis un projet que les « pablistes » du vieux PCI avaient mis en œuvre en formant la JCR en 1965 puis la Ligue Communiste dans l’immédiat après 68. Cette fois, c’est promis, réussira la stratégie qui n’a jamais marché. Enfin le PG veut faire la vraie union de toute la gauche contre les tentations centristes. Son projet n’est pas bien clair puisqu’on ne sait pas s’il veut reconstruire un PS genre Épinay, réformiste bien trempé ou s’il veut faire un nouveau type de parti en fusionnant avec le PCF. Dans les deux hypothèses, il est à craindre qu’on ne cherche qu’à faire du vieux avec du vieux.
Car ce qui frappe dans les trois cas, c’est qu’on marche vers l’avenir à toute allure le regard, théorique fixé dans le rétroviseur. Et que les préoccupations immédiates (la conférence d’unité du POI, les élections européennes pour le PG ou le congrès du NPA) occultent radicalement toute réflexion théorique un tant soit peu sérieuse. Et ces trois fondations ou refondations se passent dans une remarquable absence de tout débat intellectuel public (et interne à ces partis pour autant qu’on le sache). Pourtant, il me semble que la crise profonde dans laquelle est plongée « la gauche » – en fait l’ensemble du mouvement ouvrier – mériterait qu’on prenne le temps indispensable de la réflexion. Le nouveau « parti de gauche » a fait le choix d’un lancement par un meeting où des chefs plus ou moins auto-désignés ou désignés par les parlementaires initiateurs, un meeting où le petit peuple militant de gauche est convié seulement à distribuer les tracts et à écouter la bonne parole qui vient d’en haut. C’est choix révélateur et peu encourageant.
Essayons tout de même de mettre sur la table quelques-uns des problèmes sur lesquels devraient sérieusement se pencher tous les constructeurs de nouveaux partis.
Quel est le sens de toute cette aventure ?
C’est la première question qui vient à l’esprit et c’est pourtant celle qui est la plus refoulée dans les discours de la politique d’aujourd’hui. Quand le mouvement ouvrier s’est constitué, il y a plus d’un siècle et demi, il s’est trouvé deux sortes d’orientations parfois plus ou moins entremêlées. Les uns considéraient qu’il fallait défendre les intérêts des ouvriers, des « damnés de la terre », au sein même de la société bourgeoise qui venait de s’installer définitivement. Les autres croyaient au contraire que le capitalisme n’était qu’un nouvel enfer, une version plus sophistiquée de l’esclavage antique, un mode d’organisation des relations sociales reposant sur des fondements radicalement hostiles aux principes moraux humains les plus élémentaires. D’un côté donc un capitalisme tempéré par des bonnes lois sociales, une coopération des ouvriers et des patrons pour le bien de tous, mais sans que soit abolie la distinction entre les classes sociales. De l’autre côté, la perspective d’une société sans classes où la fraternité entre les humains aurait le dernier mot. D’un côté, le socialisme, pensée des réformateurs et des « ingénieurs sociaux » positivistes, de l’autre une espérance radicale et utopique.
Si la première perspective est la bonne, alors il faut seulement travailler à humaniser le capitalisme, à élargir en son sein les espaces de la liberté et de la solidarité et pour cet objectif limité, il n’est aucune espèce de raison de condamner par avance toutes les formes politiques qui pourraient se révéler utiles. Si on se place dans cette optique, par exemple, l’alliance avec François Bayrou est parfaitement justifiée… Personne ne peut comprendre d’ailleurs les raisons réelles pour lesquelles la petite majorité du PS a autant vilipendé Mme Royal accusée de défendre l’alliance avec le diable du Béarn.
Si on ne croit à l’humanisation du capitalisme, si on pense que le conflit entre classes dominantes et classes dominées et inéluctable, il faut clairement dire comment on entrevoit la sortie. Si le capitalisme doit disparaître, il n’y a pas trente six solutions alternatives possibles. Marx dans le Capital résumait les choses : l’expropriation des expropriateurs (les capitalistes) doit restaurer la propriété individuelle du travail sur les moyens de production, non pas en revenant à l’artisan et au féodalisme mais en s’appuyant sur les acquis de la socialisation réalisée par le mode de production capitaliste. La transformation de la propriété capitaliste en propriété commune de la terre et moyens de production (dont on trouvait encore la trace dans la motion Dolez pour le congrès du PS) a un nom précis : communisme.
Le parti de gauche est de gauche et pour la république. Fort bien. Mais est-il pour la propriété commune des moyens de production et d’échange ? Mystère. La LCR se transforme en NPA et abandonne le R de révolutionnaire et le C de communiste… On suppose que le CCI qui anime le POI est pour le communisme mais pourquoi construire un parti qui ne l’est ?
On me dira que le communisme historique du XXe siècle a laissé de si mauvais souvenirs qu’il faut mieux éviter de reparler du communisme… À quoi on peut répondre 1° que l’URSS ne s’est jamais proclamée « communiste », mais « socialiste » et 2° que la question est savoir si le stalinisme a conduit à la catastrophe que l’on sait parce qu’il était communiste ou parce qu’il ne l’était pas.
Je vois mal comment on peut contourner cette question. Si le communisme au sens précis du terme (propriété commune des moyens de production) est utopie ou une tragique erreur, alors il ne reste pas grand-chose d’autre à faire qu’essayer de s’arranger avec le capitalisme. Dans le cas contraire, il faudrait évidemment réfléchir à quel communisme est réalisable, sans verser dans l’utopie et en tirant les leçons du passé. Mais je vois mal comment on peut éviter d’aborder cette question si on veut faire autre chose qu’un coup tactique en vue de telle ou telle aventure électorale pour les besoins de la boutique d’Olivier, Daniel ou Jean-Luc. C’est qu’en effet, le mouvement ouvrier n’a existé jusqu’aux années 70 que parce que les luttes immédiates et les batailles politiques électorales étaient reliées à une vision de l’avenir. Et c’est fondamentalement parce que cette vision d’avenir n’existe plus que le mouvement ouvrier s’est délité et que les ouvriers ont massivement commencé à déserter la gauche.
Quelles forces sociales ?
La deuxième question est de savoir quelles forces sociales sont intéressées à la lutte contre le capitalisme. C’est une question complexe et ignorée superbement des « reconstructeurs » de partis. Pour le POI, c’est simple, la force motrice et directrice, c’est la classe ouvrière. Mais plus personne ne sait vraiment ce qu’est la classe ouvrière. Les ouvriers du secteur de la production ne constituent plus qu’une minorité de l’ensemble des salariés. Mais les salariés ne forment pas une classe homogène, loin de là, et les intérêts et les manières de voir des cadres supérieurs sont très loin de coïncider avec ceux et celles des ouvriers et employés. Il y a eu dans les temps passés une certaine unité « de classe » parce qu’il y avait un mouvement ouvrier organisé. Autrement dit il n’y a pas de classe ouvrière en dehors d’organisations qui parlent en son nom et prétendent incarner ses intérêts historiques. La parte d’influence voire la disparition pure et simple (Italie) des vieilles organisations ouvrières a détruit les cadres de références dans lesquels se menait la lutte politique depuis plus d’un siècle. Il n’y a plus de forces sociales unifiées qui pourraient former la base d’un nouveau parti, luttant contre le capitalisme. L’immense majorité de la jeunesse est en dehors du système des partis et même de la plus élémentaire vie politique.
Est-il possible et souhaitable de reconstruire un mouvement identitaire « ouvrier » ou faut-il plutôt chercher à créer un front des dominés qui entraînerait non seulement les prolétaires producteurs de plus-value mais aussi les travailleurs indépendants, les jeunes sans travail, les retraités, les intellectuels révoltés contre la destruction de la culture… Bref un mouvement « national et populaire » comme le dirait Gramsci ?
Entre ces deux solutions, il n’est guère possible de trouver une troisième voie. Mais si aucune des deux ne convient, alors c’est l’idée même de ce nouveau parti qui est condamnée.
L’opposition droite-gauche est-elle encore utilisable ?
On sait que l’opposition droite-gauche structure la vie politique depuis la révolution française. Mais depuis quelques années des voies se font entendre « de gauche » pour contester la pertinence de cette opposition. Parfois, c’est la vie elle-même qui s’est chargée de donner la réponse : en Italie, il n’y a plus de « gauche » mais seulement le front de Berlusconi et le « parti démocrate », un peu sur le modèle des États-Unis. On a vu la gauche française s’éprendre pour Barak Obama sans se rendre compte que son programme le situait plutôt à droite sur une échelle droite-gauche de type français. Si on s’en tient aux questions sécuritaires, il serait même à la droite de Sarkozy puisqu’il est pour la peine de mort et pour le port des armes à feu. Norberto Bobbio, le philosophe italien défenseur du socialisme libéral, dans un de ses derniers ouvrages avait tenté de montrer que la question de l’égalité constituait le véritable clivage droite/gauche[1]. Le blairisme en Grande-Bretagne, l’évolution du PS en France et la dissolution pure et simple de la gauche « réformiste » en Italie sont autant de preuves empiriques de l’erreur de Bobbio. La gauche « réformiste » admet parfaitement les inégalités et du reste les profiteurs des inégalités le lui rendent bien. Lors de la présidentielle française de 2007, la candidate socialiste a obtenu une nette majorité chez les gens qui « s’en sortent très facilement » (54%) alors qu’elle n’obtient que 49% chez les ouvriers et employés.
L’idée que la gauche représente le parti du mouvement et la droite le parti de l’ordre est également bien mal en point, parce que la droite mène son action au nom de la « réforme » contre le « conservatisme » des salariés, parce que le capitalisme est en réalité non pas un système conservateur mais un système révolutionnaire ! On peut prendre un à un tous les grands thèmes qui ont structuré l’opposition droite-gauche, pas un ne tient encore. Un homme de droite qui défend le droit de son pays à décider librement de son sort est-il vraiment plus à droite qu’un homme de gauche qui vote pour le traité de Lisbonne, c’est-à-dire l’engagement ad vitam aeternam dans le système capitaliste, quels que soient les suffrages populaires ? Poser la question, c’est y répondre. Un homme de droite qui lutte contre les OGM est-il plus à droite qu’un scientiste de gauche qui fait la propagande de Monsanto ?
En réalité le clivage droite-gauche est à peu près inutilisable. Du traité de Maastricht au TCE de 2005, sur les questions les plus importantes pour l’avenir, ce sont d’autres lignes de partage qui ont traversé l’électorat. Quel sens peut avoir l’appel du PG à rassembler toute la gauche ? Peut-on faire une alliance avec Mmes Royal et Aubry, toutes deux libre-échangistes, européistes, atlantistes, partisanes de l’économie de marché ? Sont-ce là des positions de gauche avec lesquelles il serait possible de trouver un compromis.
Se définir à gauche de la gauche ou dans la gauche radicale ne vaut guère mieux. Dans tous les cas on se situe par rapport à une topographie politique artificielle et non par rapport à des positions précises.
Il y aurait beaucoup d’autres questions à soulever mais celles-ci sont décisives. Nous essaierons dans les prochaines d’y répondre point par point, en revenant aux principes.

Denis COLLIN – 29 novembre 08
[1] Norberto Bobbio, Destra e sinistra. Ragioni e significati di una distinzione politica. Donzelli Editore, Roma, 1994. À Bobbio, Perry Anderson, le directeur de la New Left Review, répondit que la distinction droite/gauche avait perdu toute signification et ne se maintenait que par des vieilles habitudes dont tout le monde avait oublié les origines. Les étiquettes idéologiques peuvent perdurer alors même qu’elles ne recouvrent plus aucune substance, comme les conflits entre les “ Bleus ” et les “ Verts ”, des factions de conducteurs de chars dans la Rome Antique, qui dominèrent pendant des siècles la vie politique à Byzance.
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