Trois mythes sur la Charte

Les décisions importantes

17 avril 1982 - la Loi sur le Canada (rapatriement)

1. La Charte a créé un gouvernement des juges.
Introduire une Charte des droits dans la Constitution a révolutionné notre droit, il n'y a pas de doute là-dessus.
Malgré certaines décisions franchement audacieuses, les juges sont loin de légiférer.
Un auteur a calculé qu'entre 1982 et 2003, la Cour suprême a entendu 112 causes où une loi fédérale était attaquée en vertu de la Charte. Là-dessus, les juges ont donné raison au contestataire 39 fois, c'est-à-dire dans 35 % des cas, et invalidé un ou des articles de loi. Durant la même période, 63 lois provinciales ont été attaquées, avec succès 25 fois, pour un taux de réussite de près de 40 %.
On arrive à un total de 64 bouts de loi invalidés par la Cour suprême. Ajoutons quelques décisions rendues depuis : en 25 ans, sur les dizaines de milliers de lois et règlements de ce pays, pas même 100 ont été invalidés.
La plupart sont des décisions des premières années, où traînaient encore dans le décor des lois pré-Charte. La "culture de la Charte" a fait son chemin et les lois sont rédigées de manière plus prudente.
Par ailleurs, depuis une dizaine d'années, la Cour a terminé sa crise d'affirmation, pour entrer dans l'âge adulte de l'interprétation, pour ainsi dire. On insiste plus sur le respect dû au Parlement, on trouve des solutions originales.
Plus important, les juges n'ont aucune initiative pour déclencher des débats ou des contestations. Ils répondent aux demandes qui leur sont faites.
Par ailleurs, le Parlement a modifié bien des lois après des jugements de la Cour suprême, de façon à contrer certaines décisions. Il reste enfin aux élus la possibilité d'adopter la disposition de dérogation, qui soustrait une loi à l'application des articles les plus importants (2 et 7 à 15). Et d'avoir le dernier mot.
2. Les juges n'ont fait qu'appliquer la loi.
C'est l'envers du premier mythe, celui-là répandu dans le monde juridique. On n'a rien demandé, nous autres ! nous disent les juges.
C'est vrai, la Charte est au départ un projet politique. Mais non moins vrai, les juges ont décidé de lui donner un impact puissant.
Plusieurs rédacteurs de la Charte ont dit que ce n'est «pas ça» qu'ils voulaient dire. Ils ne voulaient pas aller si loin.
Ah oui ? Eh bien nous, c'est comme ça qu'on l'interprète ! a répondu la Cour suprême. Plusieurs droits ont pris des proportions insoupçonnables - droit à la vie et la sécurité, liberté de religion, égalité devant la loi, droits autochtones, etc.
Bien sûr, contrairement aux États-Unis, où c'est la Cour suprême elle-même qui a décidé qu'elle avait le pouvoir d'invalider les lois du Congrès, cette autorité est conférée aux juges canadiens expressément dans la Charte canadienne.
Mais la Cour suprême canadienne a choisi délibérément de donner du muscle à ce texte, parfois en allant très loin. C'est un choix conscient, profondément politique, finalement. Il n'y avait aucune fatalité là-dedans.
Dans l'arrêt Vriend, la Cour a ajouté dans le texte de la charte albertaine des droits une protection pour les homosexuels.
Dans l'arrêt Chaoulli, la Cour constate que le droit à la vie et à la sécurité est atteint par les listes d'attente dans les hôpitaux québécois. Elle en conclut que la solution proposée par le docteur Chaoulli est la bonne : permettre l'assurance privée. On dépasse la réparation mécanique d'une loi défectueuse ; on choisit carrément un parti économique et social controversé.
3. C'est la Charte des criminels !
Il faut bien reconnaître que les rapports de force entre la Couronne et la défense sont changés à jamais. La Cour a créé une obligation à la Couronne de montrer toutes les cartes de son jeu à la défense. Elle a fixé des limites de temps pour la durée des affaires judiciaires. Elle a appliqué rigoureusement le droit au silence et à l'avocat, parfois en faisant acquitter des criminels.
Mais dans certains des cas les plus choquants où des condamnations pour meurtre avaient été annulées, Ottawa a changé la loi, on a réaccusé la personne visée et obtenu une condamnation.
Bien sûr, ce sont généralement des criminels qui réclameront des droits, pour la bonne raison que ce sont eux qu'on accuse en général. Mais ces droits et ces protections appartiennent à tous. On en voit la pertinence quand, ici et là, surgit une affaire Simon Marshall, ou Michel Dumont, ou Guy Paul Morin, bref quand une erreur judiciaire nous saute au visage.
Les procès sont plus compliqués, plus longs aussi. Trop, en fait, bien souvent. Mais la police est plus compétente et mieux organisée qu'il y a 25 ans. Et, ne l'oublions pas, le quotidien des affaires criminelles n'est pas devant jury : dans 90 % des cas, les accusés s'avouent coupables sans procès.
Finalement, il est impossible de faire un lien entre l'amélioration des droits des accusés et le taux de criminalité, qui n'a cessé de diminuer depuis 25 ans.
Plusieurs fois, la Cour a réconcilié sécurité publique et droits individuels, notamment en matière de terrorisme. C'est le Parlement qui a biffé des articles de la loi antiterroriste, cet hiver : la Cour suprême les avait jugés valides !
Si notre système politique s'est «légalisé», ce n'est pas tant à cause de la Charte que par le calcul politique des élus, qui préfèrent laisser les juges s'occuper d'avortement, de suicide assisté, de mariage gai, de retraite obligatoire, etc.
Aucune loi sur l'avortement depuis le jugement Morgentaler (1988). Rien de concluant sur le suicide assisté depuis Sue Rodriguez (1994). Quant au système de santé, il roule sur la même erre d'aller, deux ans après Chaoulli.
Au fond, la Charte et le nouveau pouvoir des juges, bien réel, créent un écran de fumée. Une fois décomptées quelques décisions spectaculaires, une conclusion s'impose : nous sommes moins victimes de l'activisme judiciaire que de la lâcheté législative.
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Décisions importantes

- 1985 : Renvoi sur le Motor Vehicle Act : une loi de Colombie-Britannique prévoyant une peine de prison automatique pour qui conduit sans permis est déclarée inopérante, car elle viole le droit à la liberté. Personne n'avait prévu que cet article aurait une telle portée.
- 1985 : Big M Drug Mart : la loi fédérale sur le dimanche, forçant la fermeture des magasins ce jour-là, est jugée contraire à la liberté de religion et donc invalidée.
- 1986 : Oakes : le mode d'emploi pour déterminer si un article de loi limite un droit de manière inacceptable. Il faut vérifier si la loi vise un objectif important, urgent, si les moyens utilisés pour y parvenir sont proportionnels et si elle porte atteinte le moins possible aux droits.
- 1988 : Ford : interdire complètement l'affichage autre que français viole la liberté d'expression.
- 1988 : Morgentaler : l'article du Code criminel interdisant l'avortement est invalidé.
- 1990 : Askov : la Cour tente de fixer une limite dans laquelle un accusé doit avoir son procès. Une interprétation littérale du jugement fera abandonner des poursuites contre plus de 50 000 personnes en Ontario.
- 1990 : Sparrow : application de droits ancestraux issus d'un traité ; la Cour suprême ouvre la porte à une interprétation généreuse et progressiste du droit autochtone.
- 1990 : McKinney : la retraite obligatoire à 65 ans, imposée dans plusieurs provinces, est une limite raisonnable au droit à l'égalité.
- 1990 : Stinchcombe : la Cour impose à la Couronne l'obligation de divulguer toute sa preuve à la défense avant le procès, y compris ce dont elle ne veut pas se servir.
- 1990 : Keegstra : l'interdiction de la propagande haineuse est une limite raisonnable à la liberté d'expression.
- 1994 : Dagenais : avant d'interdire la diffusion d'une information, un juge doit s'assurer qu'il n'y a pas d'autres options.
- 1994 : Sue Rodriguez : l'interdiction d'aider quelqu'un à se suicider n'est pas contraire à la Charte.
- 2001 : Rafay et Burns : le Canada ne peut extrader des individus dans un pays où ils risquent la peine de mort.
- 2001 : Latimer : un meurtre est un meurtre, même « par compassion «.
- 2005 : Chaoulli : interdire l'assurance santé privée au Québec viole le droit à la vie.
La Charte pour les nulsLa Charte canadienne des droits et libertés est en vigueur depuis le 17 avril 1982. C'est une partie intégrante de la Constitution. C'est dire qu'elle est au-dessus des simples lois du Parlement et soumise à une procédure lourde pour être modifiée. Toute règle de droit (un article de loi, un règlement municipal, etc.) qui limite un des droits inscrits dans ce texte est « inopérante «, c'est-à-dire nulle. À moins que ce ne soit une limite jugée raisonnable - car aucun droit n'est absolu. Jugée par qui ? Par les juges, à qui l'on a confié expressément le pouvoir de faire le procès des lois au moyen de la Charte. Notre charte est inspirée largement du Bill of Rights américain, voté 200 ans plus tôt, et de différents textes anciens, anglais et français. C'est aussi le fruit d'un mouvement international qui, après la Seconde Guerre mondiale, a fait apparaître différents instruments juridiques pour limiter et encadrer le pouvoir des gouvernements et protéger les libertés individuelles.
Charte canadienne c. Charte québécoise
La Charte des droits et libertés de la personne du Québec a été adoptée en 1975 et est entrée en vigueur l'année suivante. La différence avec la canadienne ? Elles se recoupent sur l'essentiel et visent plusieurs objectifs communs, d'ailleurs un de ses inspirateurs (avec Jacques-Yvan Morin et Paul-André Crépeau), le constitutionnaliste Frank Scott, mentor de Pierre Elliott Trudeau, est aussi un des pères spirituels de la Charte canadienne. Mais la Charte québécoise n'a pas de statut constitutionnel. Malgré tout, les juges lui ont reconnu un statut " quasi constitutionnel ", c'est donc plus qu'une simple loi, et elle peut aussi servir à attaquer une loi ou une décision du gouvernement. Elle s'applique non seulement aux relations entre le citoyen et l'État, comme la canadienne, mais également aux relations privées, par exemple entre un employeur et un employé. On y consacre en plus des droits économiques et sociaux, mais les tribunaux ont toutefois refusé d'y voir plus que des droits " symboliques ". Certains auteurs estiment que les juges ne lui ont pas donné sa pleine valeur, et qu'elle vit dans l'ombre de la Charte canadienne. Y. B.


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