SLAPP: une loi s'impose, dit le comité d'experts

Québec doit garantir aux citoyens leur droit au débat public

Poursuites-bâillons (SLAPP)


La menace posée à la liberté d'expression et à l'intégrité du système judiciaire par le recours aux poursuites-bâillons ou abusives (les SLAPP, en anglais) est réelle et mérite une correction rapide, estime le comité d'experts mandaté par le ministère de la Justice pour juger de la pertinence d'adopter des mesures contre ces poursuites.

Dans son rapport final déposé en mai au ministère et consulté hier par Le Devoir, le comité indique que le gouvernement devrait légiférer pour assurer aux citoyens ou aux organismes leur droit au débat public.
On évoque que le recours aux SLAPP est un «phénomène réel» qui soulève des «enjeux sociaux importants» et qui suscite au Québec «une réprobation» générale de la population. Il s'agit selon le comité d'une «menace» pour «la démocratie participative et d'un véritable risque de détournement des finalités de la justice».
Il apparaît donc aux experts dirigés par le professeur Roderick A. Macdonald, de l'université McGill, qu'il «faut intervenir de telle façon que ces pratiques soient découragées», comme 25 États américains et quelques pays étrangers le font déjà.
Devant l'émergence au Québec de ce type de recours, M. Macdonald avait reçu en octobre le mandat d'examiner la valeur des expériences juridiques menées ailleurs sur cette question, et de voir si le Québec devait modifier son code civil ou même adopter une loi anti-SLAPP pour répondre au problème.
Nommées selon leur acronyme anglais de Strategic Lawsuits Against Public Participation (SLAPP -- poursuites stratégiques contre la mobilisation publique, ou poursuites-bâillons), les SLAPP désignent globalement la stratégie d'une entreprise qui tente de neutraliser ou de censurer des individus ou des organismes qui dénoncent ou critiquent ses activités.
La technique? Leur coller une poursuite judiciaire qui, même si elle n'est pas fondée, étouffe financièrement les organismes obligés de se défendre. L'objectif final étant de créer une forme d'autocensure chez ces citoyens, de les intimider et de les appauvrir. Le rapport évoque un «combat inégal entre acteurs bénéficiant de ressources différentes, sinon disproportionnées». David contre Goliath, en somme.
Même si la plupart des SLAPP connues jusqu'ici impliquaient des groupes écologistes, la stratégie peut viser n'importe quel citoyen ou organisme, y compris des médias.
Trois options
Le comité d'experts suggère au gouvernement trois manières de légiférer. L'important, précise-t-on, est que les dispositions adoptées protègent vraiment le droit à la liberté d'expression et d'opinion publique, qu'elles permettent l'interruption rapide des poursuites, qu'elles soient dissuasives pour les slappers, et qu'elles maintiennent l'intégrité de l'institution judiciaire et l'accès à la justice.
Le mécanisme choisi devra donc établir une définition claire de ce qu'est une SLAPP; assurer qu'aucune des deux parties impliquées ne soit brimée dans son droit d'exprimer son point de vue; trouver une façon de rembourser les frais et dépens de la partie dont le droit à la liberté d'expression a été entravé; reconnaître le pouvoir du juge d'intervenir «de façon plus directive pour contrer les procédures visant un détournement de l'activité judiciaire»; attribuer des ressources financières concrètes destinées aux victimes de SLAPP pour faciliter la préparation de leur défense (un fonds qui serait géré par le Fonds d'aide au recours collectif); et imposer des dommages-intérêts punitifs «susceptibles de limiter la tentation de recourir à répétition aux poursuites-bâillons». Ces dommages s'appelleraient des «Back-SLAPP».
Comme option qui «répondrait plus immédiatement aux demandes faites par les groupes sociaux» et aurait «une portée symbolique importante», le comité indique que le gouvernement pourrait établir un texte législatif spécifique aux SLAPP, s'il considère que le Code civil et la Charte québécoise des droits et libertés ne permettent pas de répondre efficacement à une poursuite abusive.
«C'est quelque chose qui répondrait spécifiquement au problème des SLAPP, mais qui ne viserait que ça», explique en entretien le professeur Macdonald. Son comité suggère plutôt les deux autres options, «qui changeraient les règles du Code de procédure civil [CPC] non seulement pour les SLAPP, mais aussi pour d'autres types de poursuites». Ceci éviterait que des fins finauds de la poursuite contournent les dispositions spécifiques aux SLAPP, dit M. Macdonald.
La deuxième option consisterait donc à simplement apporter des modifications au CPC. Le comité indique qu'il estime que l'ordre juridique québécois comprend déjà les «fondements» permettant de combattre les SLAPP. Il suffirait alors de modifier certains articles pour les rendre plus précis.
Le travail se ferait principalement autour des articles 75 (qui concerne les poursuites abusives) et 165 (requête en irrecevabilité), qui sont actuellement «d'usage très limité si l'objectif est de contrer dès le début des procédures les tentatives de SLAPP», mais qui pourraient facilement y parvenir. On suggère entre autres d'ajouter à l'article 75 un droit de rejet d'une poursuite «vexatoire ou excessive», et, à l'article 165, des dispositions permettant «un traitement accéléré des poursuites-bâillons».
Finalement, la troisième option consisterait à adopter une loi anti-SLAPP, nommée comme telle et comprenant les mesures de la deuxième option. Celles-ci seraient «incluses dans le cadre d'un projet de loi clairement destiné à protéger les tribunaux du détournement de la fonction judiciaire et à favoriser la participation des citoyens au débat public». Il s'agirait ici «d'un choix politique».
«L'important, indique en entretien le professeur Macdonald, c'est qu'on rehausse les connaissances du public sur la nature des SLAPP. Si le gouvernement estime que c'est utile de présenter un projet de loi appelé précisément anti-SLAPP, c'est une option que nous jugeons tout à fait intéressante.»
À l'étude
Le document de Me Mcdonald a été complété le 15 mars. Au bureau du ministre de la Justice et de la Sécurité publique, Jacques Dupuis, une porte-parole indiquait hier que le ministre l'a reçu en mai, et qu'il l'avait lu récemment.
Le 14 juin, lors de l'étude des crédits du ministère de la Justice, M. Dupuis s'était engagé à transmettre aux partis d'opposition le document dès qu'il en aurait pris connaissance. Les partis en ont donc reçu une copie le 3 juillet, et le document a été mis en ligne sur le site du ministère -- sans aucune publicité -- le 6 juillet.
En juin, M. Dupuis avait dit que «c'est un sujet qui devrait être discuté dans la consultation publique sur les amendements à faire au Code de procédure civile», prévue cet automne.
Le 18 août dernier, Le Devoir avait révélé que les activités de l'Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA) étaient menacées par les contrecoups d'une poursuite-bâillon intentée par la compagnie AIM.
L'AQLPA avait précédemment averti le ministère du Développement durable, de l'Environnement et des Parcs qu'AIM avait entrepris des travaux illégaux et polluants. La Cour a plusieurs fois donné raison aux prétentions de l'AQLPA. Mais inquiet des conséquences possibles de la poursuite pendante, l'assureur de l'AQLPA a résilié son contrat avec l'organisme, le laissant sans protection aucune.
Plusieurs autres cas de SLAPP ont depuis été signalés au Québec. Le Port de Québec a de son côté tenté d'imposer une injonction-bâillon à toute personne voulant «faire des commentaires» sur les impacts potentiellement négatifs du projet Rabaska, ce qui a été refusé par la Cour supérieure.


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