Ré­flexion sur le mou­ve­ment étu­diant

Rouge comme un printemps

Crise sociale - printemps 2012 - comprendre la crise


Ce qui n’était à l’origine qu’un conflit de faible in­ten­sité des­tiné à se ré­soudre de lui-même par l’effet com­biné de l’usure du temps et la peur de l’échec, s’est len­te­ment trans­formé en une vé­ri­table crise dont l’ampleur pose avec une acuité nou­velle la ré­cur­rente ques­tion du contrat so­cial. Ma­ni­fes­te­ment dé­passé par les évé­ne­ments, mais conforté par les son­dages, le gou­ver­ne­ment li­béral a sous-estimé cette frange de la jeu­nesse étu­diante dont la dé­ter­mi­na­tion s’est dé­ployée dans la durée, la créa­ti­vité et l’intelligence. L’esquive et le refus de dis­cuter d’un mo­ra­toire (dont l’annonce au­rait suffi à court-circuiter la ra­di­ca­li­sa­tion des étu­diants), ont fini par consti­tuer — pour l’essentiel — la stra­tégie im­pro­visée d’un gou­ver­ne­ment dont l’apparente fer­meté at­teste, au final, de sa fai­blesse et de la dé­li­ques­cence de la chose pu­blique. Bien que cette crise ne soit ni ter­minée, ni por­teuse d’une issue ra­di­cale sur le plan po­li­tique, il convient de la ré­flé­chir à la lu­mière des contra­dic­tions qu’elle semble avoir exa­cer­bées. Loin de toute pré­ten­tion à l’exhaustivité, nous sou­hai­tons ici re­venir sur quelques éléments.
1) Une lutte politique
L’importance de ce mou­ve­ment ré­side d’emblée dans l’unité qui s’est éta­blie entre la mise en cause de la ra­tio­na­lité do­mi­nante en ma­tière fis­cale et la na­ture même du sa­voir. En fon­dant leur prin­ci­pale re­ven­di­ca­tion sur ce pos­tulat, les étu­diants po­saient d’emblée les ja­lons d’une lutte aux en­jeux po­li­tiques : l’accessibilité à l’éducation su­pé­rieure étant, à leurs yeux, consub­stan­tielle à une re­dis­tri­bu­tion de la ri­chesse in­hé­rente à une ré­forme de la fis­ca­lité et à un contrôle plus serré de la ges­tion des uni­ver­sités. Tout au long de ces quinze se­maines, ce sont les étu­diants qui ont ainsi oc­cupé le ter­rain po­li­tique en si­tuant l’enjeu du débat dans le contexte plus large d’une crise du mode de dé­ve­lop­pe­ment, se po­si­tion­nant de ma­nière ir­ré­ver­sible comme ac­teur in­con­tour­nable du «sys­tème uni­ver­si­taire». Les étu­diants ont ré­in­jecté du po­li­tique là où le gou­ver­ne­ment ne voyait que ré­équi­li­brage de moyennes et rat­tra­page bud­gé­taire : l’Éducation étant pour les pre­miers une res­pon­sa­bi­lité de l’État et, pour le se­cond, un in­ves­tis­se­ment pu­re­ment in­di­vi­duel in­hé­rent à la dy­na­mique à la fois concur­ren­tielle et cu­mu­la­tive du ca­pital hu­main. In­car­na­tion achevée d’une concep­tion ma­na­gé­riale de l’État, Jean Cha­rest, im­per­tur­bable, s’est placé dans la pos­ture du ges­tion­naire prag­ma­tique sou­cieux des équi­libres bud­gé­taires et des per­for­mances chif­frées des ins­ti­tu­tions uni­ver­si­taires. À cet effet, l’attitude du gou­ver­ne­ment li­béral at­teste d’une concep­tion tra­vestie de la dé­mo­cratie et du rôle de l’État. Jadis ins­tance re­pré­sen­ta­tive de l’unité sym­bo­lique du lien so­cial et de la conjonc­tion du gé­néral et du par­ti­cu­lier, l’État s’est pro­gres­si­ve­ment trans­formé en mé­ca­nismes in­té­grés de ré­gu­la­tion des de­mandes de groupes et d’individus dont la ges­tion obéit à une lo­gique étroi­te­ment comp­table que sous-tend les règles du marché[1]. En d’autres termes, l’État s’est vidé de sa sub­stance po­li­tique en fixant comme ho­rizon ul­time de la gou­ver­nance l’aménagement du pré­sent éco­no­mique sans autres fi­na­lités que la re­pro­duc­tion de l’ordre exis­tant. Or dans ses prin­cipes ori­gi­nels, la dé­mo­cratie ren­voie à l’existence d’une com­mu­nauté de ci­toyens par­ta­geant un monde commun et animée, au-delà de la plu­ra­lité des in­té­rêts et des conflits qu’elle gé­nère, d’une vo­lonté de trans­cender les par­ti­cu­la­rismes afin d’assurer la pé­ren­nité de l’ensemble. En rup­ture avec cette concep­tion, le parti de Jean Cha­rest semble se re­pré­senter la so­ciété comme le fruit de l’agrégation d’individus dé­liés rompus à la seule dé­fense de leurs in­té­rêts privés : le chef du gou­ver­ne­ment ne s’adressant pas tant aux ci­toyens qu’aux contri­buables dont les états d’âme lui sont rendus par l’écho des son­dages et les coups de gueule ré­pétés d’une presse bas de gamme. Le re­cours aux tri­bu­naux par des étu­diants qui in­ter­prètent leur sou­ve­rai­neté in­di­vi­duelle comme seul ho­rizon lé­gi­time est, à cet égard, ré­vé­la­teur d’un type de so­ciété où les droits sont for­cé­ment ap­pelés à s’affronter.
2) Une so­ciété di­visée par de nou­veaux clivages
Confirmée par les son­dages d’opinion, la ma­nière d’appréhender les ma­ni­fes­ta­tions est fonc­tion d’un an­ta­go­nisme ré­cur­rent entre les ré­gions et les villes. Plus in­quié­tant tou­te­fois est le désac­cord qui op­po­se­rait la gé­né­ra­tion mon­tante à celle des ainés. Par ailleurs, si elle a di­visé les étu­diants, la ges­tion la­men­table de ce conflit semble avoir conso­lidé un cli­vage idéo­lo­gique qui at­teste, selon nous, d’une trans­for­ma­tion réelle de la mor­pho­logie de la so­ciété qué­bé­coise. Po­la­risé pen­dant près de quatre dé­cen­nies par la ques­tion na­tio­nale, le Québec semble aujourd’hui tra­versé par les mêmes ten­sions que celles qui dé­chirent la grande ma­jo­rité des so­ciétés dé­mo­cra­tiques. Por­teuse de dé­bats par­fois vio­lents, la ques­tion iden­ti­taire n’a tou­te­fois ja­mais em­pêché les contra­dic­tions de se ré­soudre, par­tiel­le­ment tout au moins, dans l’adhésion consen­suelle à la re­ven­di­ca­tion d’un statut par­ti­cu­lier propre à notre condi­tion de mi­no­ri­taire. De cet équi­libre fra­gile certes, mais réel po­li­ti­que­ment, dé­coule toute une série de lé­gis­la­tions ga­rantes de notre survie col­lec­tive. Or ce qu’on dé­si­gnera de­main comme un prin­temps qué­bé­cois marque, sym­bo­li­que­ment sans doute, la fin de ce consensus et le ren­voie à la pé­ri­phérie de la ba­taille pour l’indépendance du Québec. La dé­ter­mi­na­tion des étu­diants et l’intransigeance du gou­ver­ne­ment sont en partie l’expression d’une cas­sure ré­vé­la­trice de la ré­sur­gence des idéo­lo­gies. Cela se va tra­duire, à gauche, par l’affirmation d’une plu­ra­lité de ten­dances, dont une frange ra­di­cale à la marge, qui s’inscrit dans la mou­vance al­ter­mon­dia­liste des in­di­gnés. En rup­ture avec la tra­di­tion ou­vrière et syn­di­cale issue du XIXe siècle, ces mou­ve­ments pro­téi­formes sont en­gagés prin­ci­pa­le­ment, de­puis la fin des an­nées 1990, dans la lutte contre les ef­fets dé­lé­tères du ca­pi­ta­lisme et la dé­té­rio­ra­tion du climat. Cette re­nais­sance de la gauche sur­vient dans un contexte où le li­bé­ra­lisme éco­no­mique semble avoir épousé les contours de la so­ciété glo­bale ava­lant toutes les di­men­sions consti­tu­tives du réel et s’imposant comme idéo­logie par­fai­te­ment opé­ra­tion­nelle fai­sant corps avec ce dernier.
À droite, nous as­sis­tons à un re­tour d’un dis­cours lé­gi­ti­ma­teur à fois éco­no­mique et po­pu­liste qui tend à se conso­lider comme ré­ponse à la cri­tique de gauche et à ce qu’elle per­çoit, dans son rejet dé­claré d’un mo­dèle in­ter­ven­tion­niste en faillite, comme une me­nace à la li­berté in­di­vi­duelle. Dé­com­plexée et sûre d’elle-même, la droite a in­vesti le champ mé­dia­tique, et dis­pose, même dans sa ver­sion la plus gros­siè­re­ment mus­clée, d’une ré­cep­ti­vité nou­velle, symp­to­ma­tique de l’émergence d’un conser­va­tisme ma­jo­ri­taire. Hy­po­thèse sur­pre­nante, s’il en est une, le prin­temps qué­bé­cois au­rait donc fa­ci­lité l’accouchement d’une droite plus struc­turée. La po­la­ri­sa­tion des Qué­bé­cois en deux camps idéo­lo­gi­que­ment an­ta­go­niques se­rait ainsi un des ava­tars de l’intégration à l’espace conti­nental nord-américain : le culte de la sé­cu­rité n’étant qu’un des as­pects vi­sibles d’un en­semble de faits qui ébranle consi­dé­ra­ble­ment les cer­ti­tudes en­tou­rant le ca­rac­tère dis­tinct du Québec. Ce phé­no­mène est éga­le­ment le co­rol­laire de la crise des dé­mo­cra­ties so­ciales et de la re­mise en ques­tion du prin­cipe de so­li­da­rité sur le­quel re­po­sait l’État pro­vi­dence. À la fa­veur de la mon­dia­li­sa­tion, la ges­tion de la dette, celle du dé­ficit bud­gé­taire et la concur­rence se sont im­posés comme im­pé­ra­tifs ra­tion­nels contri­buant ainsi à frag­menter l’imaginaire col­lectif en fra­gi­li­sant les mé­ca­nismes de re­dis­tri­bu­tion de la ri­chesse, et, à plus long terme, l’idée même de société.
Mi­roir gros­sis­sant de cette fi­gure de l’individu au­to­ré­fé­ren­tiel, libre en­tre­pre­neur de sa vie et per­for­mant, l’implacable refus du pre­mier mi­nistre Cha­rest, re­flète le dé­pé­ris­se­ment au sein de la culture po­li­tique des Qué­bé­cois des grandes idées dont avait ac­couché la Ré­vo­lu­tion tran­quille. De toute évi­dence, le Québec contem­po­rain est dif­fé­rent de celui qui a permis la Ré­vo­lu­tion tran­quille. Le vieillis­se­ment de la po­pu­la­tion a eu des ef­fets dé­for­mants sur le prisme à tra­vers le­quel le Qué­bé­cois moyen, pas­si­ve­ment consen­tant, ap­pré­hende le monde. So­ciété de contri­buables et de consom­ma­teurs apa­thiques animés par la quête du confort et la pré­ser­va­tion du pou­voir d’achat, le Québec donne l’impression d’être frappé d’une fri­lo­sité struc­tu­relle qui s’est ex­primée dans la condam­na­tion du désordre re­douté et de la déso­béis­sance ci­vile. Ventre mou de la dé­mo­cratie, la «ma­jo­rité si­len­cieuse» trouve son équi­va­lent dans cette masse d’étudiants dont on ne sait rien parce qu’ils ne votent pas, n’assistent pas aux as­sem­blées de leur as­so­cia­tion et n’expriment au­cune opi­nion. Ni verts, ni rouges, ils sont, de­puis le début du conflit, en at­tente, se re­fu­sant à eux-mêmes, au péril de leur ses­sion, le droit de parler.
Le gou­ver­ne­ment li­béral, tout en fai­sant une mau­vaise lec­ture des évé­ne­ments, s’est montré ha­bile à ré­cu­pérer en l’exacerbant la crainte de l’électeur moyen. Qui plus est, le re­cours à une loi spé­ciale a créé lit­té­ra­le­ment un climat d’état de siège propre à gal­va­niser la rage et aviver la peur. L’écart entre l’action des uns et la com­pré­hen­sion qu’en avaient les autres n’a fait que se creuser iné­luc­ta­ble­ment, confir­mant de ce fait, l’impression d’une di­vi­sion mar­quée entre une mi­no­rité agis­sante me­na­çant la paix so­ciale et une ma­jo­rité car­bu­rant à la sa­gesse et la res­pon­sa­bi­lité in­di­vi­duelle sur la­quelle veille la po­lice et un État tutélaire.
3) Les nou­veaux vi­sages de l’individualisme
La ger­mi­na­tion du mou­ve­ment étu­diant trouve ses ori­gines dans un uni­vers éco­no­mique frappé par une crise ré­cur­rente de la crois­sance et le re­cours sys­té­ma­tique aux me­sures d’austérité. Cu­rieu­se­ment, la pré­sente conjonc­ture n’est pas fa­vo­rable, ob­jec­ti­ve­ment, à un tel mou­ve­ment. À cet égard, l’époque dite des trente glo­rieuses (1945 – 1975) parce qu’elle ou­vrait l’horizon des pos­sibles, au­to­ri­sait, co­rol­lai­re­ment, une pro­jec­tion des as­pi­ra­tions col­lec­tives dans un au-delà marqué au sceau du pro­grès. La mo­bi­lité as­cen­dante et la cer­ti­tude d’obtenir des gains ont constitué en­semble un ter­reau pro­pice à la mo­bi­li­sa­tion de ce que le so­cio­logue Alain Tou­raine ap­pe­lait, dans les an­nées 1960, les nou­veaux mou­ve­ments so­ciaux. La par­ti­cu­la­rité du pré­sent mou­ve­ment est pré­ci­sé­ment qu’il émerge et se dé­ve­loppe dans un contexte d’érosion tran­quille des ac­quis so­ciaux et d’une ré­vi­sion à la baisse des sa­laires et des condi­tions de tra­vail. Le mou­ve­ment de la jeu­nesse[2] est d’autant plus sur­pre­nant qu’il surgit à un mo­ment où les classes moyennes, han­tées par le spectre me­na­çant d’un la­mi­nage, se braquent et se re­plient pen­dant que les ca­té­go­ries so­ciales les plus dé­fa­vo­ri­sées se voient pré­ca­riser da­van­tage. C’est dans ce contexte qu’il nous faut saisir la mé­fiance du plus grand nombre : la li­si­bi­lité du prin­temps qué­bé­cois ren­voyant, par ailleurs, aux fi­gures de la sub­jec­ti­vité contem­po­raine. À cet égard, les évé­ne­ments qui ont scandé l’actualité entre fé­vrier et juin 2012 té­moignent de la ren­contre in­édite dans l’histoire de la mo­der­nité qué­bé­coise entre l’individu et le col­lectif. Il s’agit ici d’un enjeu de taille pour les sciences so­ciales pour les­quelles l’individualisme a constitué la clef de voute de l’analyse des so­ciétés oc­ci­den­tales. Ce phé­no­mène lon­gue­ment étudié au­rait conduit, dans sa phase pa­roxys­mique (1980 2000), à une crise des grands mé­ta­ré­cits et de l’action col­lec­tive conco­mi­tante au dé­clin du mou­ve­ment ou­vrier. Tou­te­fois, s’il fut le signe in­du­bi­table d’une li­bé­ra­tion, l’individualisme, en ces temps «hy­per­mo­dernes», est da­van­tage po­ly­morphe et donc tout aussi por­teur d’enfermement. En at­teste, un nou­veau rap­port au temps marqué au sceau de la per­for­mance qui semble aviver un sen­ti­ment aigu d’urgence et d’aliénation. Le quo­ti­dien d’une vaste ma­jo­rité d’individus se­rait ainsi fait de dis­con­ti­nuités et de re­la­tions sou­vent éphé­mères, sans autre an­crage du­rable qu’une consom­ma­tion fré­né­tique qui in­carne, forme de mi­roir tra­gique, moins l’hostilité du monde que le vide au­quel il ren­voie. Qui plus est, la frag­men­ta­tion des iden­tités conju­guée à la dis­per­sion des causes, toutes deux in­hé­rentes au procès d’individualisation, rend non seule­ment dif­fi­cile l’avènement d’un projet po­li­tique ras­sem­bleur, mais la mo­bi­li­sa­tion. Or ce qui s’est cris­tal­lisé dans cette es­pèce de sou­lè­ve­ment spon­tané, c’est la dé­cou­verte, par l’expérience com­mune de la rue, que l’affirmation de soi et la quête de re­con­nais­sance passe par l’investissement dans un mou­ve­ment col­lectif dont la dy­na­mique permet d’échapper à l’espace in­time du privé.
Der­rière les ap­pa­rences trom­peuses d’une in­sur­rec­tion, le mai 68 fran­çais s’est fi­na­le­ment conjugué au JE s’inscrivant en toute lo­gique dans un pro­cessus his­to­rique de ra­di­ca­li­sa­tion de l’individualisme. À contrario, le prin­temps qué­bé­cois est plus proche d’une re­dé­cou­verte des vertus du col­lectif qu’offre l’adhésion à un NOUS dont les contours fluides tra­duisent néan­moins une vo­lonté d’échapper aux contraintes que fe­raient peser sur la li­berté de chacun, quelque es­prit de corps que ce soit. L’absence de toute es­cha­to­logie et le re­fou­le­ment des pro­sé­ly­tismes à la marge du mou­ve­ment en font foi. De plus, l’esthétisme des ma­ni­fes­ta­tions té­moigne d’un at­ta­che­ment au prin­cipe d’autonomie en rup­ture avec les règles de fonc­tion­ne­ment qui pré­va­laient jadis. Contre les re­la­tions ver­ti­cales que fon­dait le res­pect des hié­rar­chies, l’horizontalité s’impose comme seul modus ope­randi lé­gi­time en tout res­pect de la di­ver­sité des stra­té­gies et des formes d’expression. À l’image d’une so­ciété d’individus an­ti­au­to­ri­taires, les ma­ni­fes­ta­tions qui ont pour ter­ri­toire l’anatomie com­plexe de la ville, sont le re­flet d’une mo­bi­lité in­stable des sub­jec­ti­vités qui né­go­cient sans cesse leur marche au sein de tribus bi­gar­rées dé­am­bu­lant le jour contre la hausse, frap­pant sur des cas­se­roles le soir venu, af­fron­tant, dé­nudés, la po­lice le len­de­main et pi­que­tant de­vant le campus de l’université le sur­len­de­main. L’ordre des contin­gents ho­mo­gènes avec leurs slo­gans, leurs dra­peaux et la liste ci­blée de leurs re­ven­di­ca­tions a cédé le pas à la trans­ver­sa­lité, ce qui ex­plique sans doute la ré­sur­gence de l’anarchisme dont l’idéal uto­pique d’un ordre sans pou­voir est en concor­dance pa­ra­doxale avec l’individualisme contemporain.
Ainsi la grève et les ma­ni­fes­ta­tions per­mettent la mise en forme d’une com­mu­nauté d’action qui trans­cende la na­ture pro­vi­soire in­hé­rente à la condi­tion étu­diante. Sans qu’elle ne dis­pa­raisse de l’horizon, la cause pour la­quelle les jeunes ont in­vesti la rue a été sup­plantée par la mo­bi­li­sa­tion mas­sive qui finit par se nourrir elle-même de sa ca­pa­cité propre à se re­pro­duire, à durer et à élargir le champ des as­pi­ra­tions. Plus pro­saï­que­ment, le mou­ve­ment dé­passe la fi­na­lité stricte pour la­quelle il s’était mis en branle comme si l’expérience de la lutte, le don de soi-même qu’elle exige et les éner­gies qu’elle ras­semble s’étaient trans­mués en une visée spé­ci­fique. En per­du­rant, la crise a permis de tem­po­riser les di­ver­gences de points de vue et de so­li­da­riser, dans la cla­meur dé­ter­minée des cas­se­roles, des ca­té­go­ries so­ciales gal­va­ni­sées par la force du nombre et l’impression par­tagée de faire l’histoire. En échap­pant ainsi à l’anonymat, plu­sieurs y ont sans doute trouvé de ma­nière dif­fuse, mais sentie, une ré­ponse au désir d’appartenance in­trou­vable ailleurs que dans l’altérité.
Plus grand que soi, le mou­ve­ment nourrit une dé­ter­mi­na­tion qui fait sens, l’effet de l’action contes­ta­trice étant, à la fa­veur d’une sur­en­chère créa­tive, d’entraîner, de faire par­ti­ciper plus en­core que d’abattre. Mus par des sen­ti­ments da­van­tage que par une doc­trine, moins par l’idée de ré­vo­lu­tion que par la rage, les étu­diants et leurs al­liés uti­lisent la rue qu’ils oc­cupent comme un porte-voix d’un désir dont ils se sentent spo­liés. Confinés aux ré­seaux so­ciaux qu’ils contrôlent ma­gis­tra­le­ment, mais ab­sents des lieux de pou­voir, ils étendent leur pa­role à tous les in­ter­stices de l’espace mé­dia­tique en ten­tant d’instrumentaliser, en dépit des risques que l’opération com­porte, la presse élec­tro­nique dont les images pré­sen­tées en boucle tendent à fa­bri­quer elles aussi le re­gard du pu­blic. Au-delà de la trans­gres­sion qu’elle sous-tend, cette pa­role est d’abord l’énoncé d’une aver­sion plus pro­fonde à l’égard de ce qui est res­senti de­puis les trois der­nières dé­cen­nies comme une crise de l’avenir. Les frais de sco­la­rité ont été en effet le ca­ta­ly­seur d’une prise de conscience qui re­flète, comme nous l’avons sou­ligné plus tôt, les ef­fets per­vers d’une so­ciété pa­ci­fiée où le consensus est érigé en ab­solu. L’héritage du prin­temps qué­bé­cois est sans doute dans cette brèche que lais­sera, au cœur de la culture po­li­tique, la confron­ta­tion entre le gou­ver­ne­ment et les étu­diants. Contre le Québec des «Lu­cides» pour les­quels le pro­grès se me­sure à l’aune de la crois­sance éco­no­mique et du rem­bour­se­ment de la dette, les mé­dias nous font en­tendre l’écho d’une in­quié­tude. Celle, d’abord, d’une gé­né­ra­tion qui a grandi dans la peur sans cesse re­nou­velée d’une dé­té­rio­ra­tion des éco­sys­tèmes et des ef­fets ca­tas­tro­phiques qu’aura l’emballement du climat. À cela il faut ajouter l’impression plus large que le sys­tème éco­no­mique est des­tiné prin­ci­pa­le­ment à sauver de la ban­que­route des banques sans scru­pule au prix, pour des masses d’anonymes, du chô­mage et de la pré­ca­rité. Au désarroi causé par le sort ré­servé aux ter­ri­toires en­core vierges de tout pillage se sur­ajoute une mé­fiance à l’endroit des élites ju­gées toutes aussi cor­rom­pues les unes que les autres. En­ta­chée par les scan­dales, la classe po­li­tique, peine, quant à elle, à donner une autre image du pou­voir po­li­tique de­venu le lieu de co­pi­nages in­ces­tueux, de l’arbitraire et du cy­nisme, le­quel ali­mente, la dé­cep­tion, la mé­fiance et un phé­no­mène de dé­ser­tion ci­vique né­faste du point de vue des ins­ti­tu­tions démocratiques.
4) Li­mites et contra­dic­tions du mouvement
À cer­tains égards, le prin­temps qué­bé­cois sym­bo­li­se­rait une peur du dé­li­te­ment, d’une es­pèce de dé­rive glo­bale, qu’on sou­haite com­battre à gauche pen­dant qu’à droite on feint confu­sé­ment d’en ignorer l’existence. Mou­ve­ment de refus animé par une in­ten­tion plus ou moins consciente de dé­ver­rouiller le débat so­cial, il se heurte à ses propres li­mites comme aux contra­dic­tions qu’il gé­nère. Le mou­ve­ment étu­diant com­porte ainsi une di­men­sion pa­ra­doxale. Tout en si­tuant les en­jeux de sa re­ven­di­ca­tion fon­da­men­tale en termes po­li­tiques à la fois comme de­mande de ré­in­ves­tis­se­ment puis, sym­bo­li­que­ment, comme en­jeux de la re­dis­tri­bu­tion, ses am­bi­tions plus ra­di­cales, en­ten­dues ici comme re­mise en ques­tion élargie de la gou­ver­nance, sont sans vé­ri­table adé­qua­tion sur le ter­rain de la dé­mo­cratie re­pré­sen­ta­tive. Il n’y a pas de rap­port de conver­gence entre le ca­rac­tère dis­cursif d’une idéo­logie «gau­chi­sante» aux as­sises fra­giles et l’institutionnalisation du conflit à tra­vers les ap­pa­reils po­li­tiques : le dis­cours de rup­ture ne trou­vant pas d’autre issue que l’écho re­ten­tis­sant des ma­ni­fes­ta­tions. Faute d’un projet struc­turé et sans vé­hi­cule formel, le mou­ve­ment étu­diant est de­meuré, le temps de son ac­tion tout au moins, une né­bu­leuse aux contours im­précis, ou­verte à toutes les formes d’agrégation, mais confinée, de par sa re­ven­di­ca­tion prin­ci­pale, à re­pro­duire la lo­gique du statu quo. Cette ap­pa­rente dif­fi­culté à se pro­jeter dans un au-delà po­li­tique clai­re­ment dé­li­mité trouve son ex­pli­ca­tion dans le fait que le contenu du cli­vage idéo­lo­gique ren­voie à des concep­tions op­po­sées de la dé­mo­cratie. Dans la mé­ta­phore de la rue contre les urnes, il y a ma­ni­fes­te­ment une cri­tique d’un dé­ficit dé­mo­cra­tique at­tri­buable à l’épuisement d’un modèle.
Contre la re­pré­sen­ta­ti­vité édul­corée des partis et de l’étiolement de la lé­gi­ti­mité même du pou­voir exé­cutif, le prin­temps qué­bé­cois donne de l’amplitude à une de­mande de par­ti­ci­pa­tion qui ne semble pas vou­loir passer par les ins­ti­tu­tions du sys­tème par­le­men­taire : la désa­gré­ga­tion des grands pro­jets de so­ciété af­fec­tant, en co­rol­laire, la pré­gnance comme la plas­ti­cité de ces vé­hi­cules des as­pi­ra­tions ci­toyennes que sont les partis po­li­tiques. Pour une culture de l’insoumission rompue à la cause de la li­berté d’expression de chacun, les partis consti­tuent des ap­pa­reils sans doute trop contrai­gnants pour s’y sou­mettre et en servir les am­bi­tions. À l’évidence, la conquête du pou­voir puis son exer­cice dictent une forme d’embrigadement et de loyauté qui res­treint et dis­ci­pline. L’harmonie désor­donnée des ma­ni­fes­ta­tions et la di­ver­sité des griefs qu’elles pré­sentent semblent donc, à terme, dif­fi­ci­le­ment conci­liable avec les im­pé­ra­tifs, no­tam­ment pro­cé­du­raux, de la dé­mo­cratie représentative.
À l’aube de l’été 2012, les signes d’une fin sans issue sont ainsi ap­parus évi­dents alors que les cé­geps et les uni­ver­sités pré­sen­taient ser­vi­le­ment leurs ca­len­driers de re­prise son­nant, comme ils se sont plus à le ré­péter, «la fin de la ré­créa­tion». Mi­sant sur un blo­cage de­venu, pour un parti sans pro­gramme, l’enjeu d’une élec­tion, le gou­ver­ne­ment es­père, les dis­po­si­tions de la loi 78 ai­dant, casser les der­nières poches de ré­sis­tance. Le pari du pre­mier mi­nistre Cha­rest pa­rait ce­pen­dant risqué. Si l’échéance im­mi­nente d’une cam­pagne élec­to­rale pou­vait, à terme, dé­placer le conflit en en­fer­mant thu­ri­fé­raires et mi­li­tants de la cause étu­diante dans les règles qui sous-tendent la joute élec­to­rale, il se­rait pé­remp­toire d’y voir là un ren­ver­se­ment du­rable mar­quant la fin de ce qui ne fut qu’un épi­phé­no­mène. La crise ne risque pas de s’épuiser dans une es­pèce de trans­fi­gu­ra­tion de la dé­mo­cratie li­bé­rale qui pas­se­rait par l’investissement d’un ou de plu­sieurs partis. Un taux de par­ti­ci­pa­tion plus élevé le jour du vote est sans doute ga­rant d’une re­con­fi­gu­ra­tion du par­le­ment. Il n’implique pas à lui seul ce­pen­dant un chan­ge­ment iné­luc­table de culture et des pratiques.
Le legs
La crise du prin­temps 2012 est avant tout un évé­ne­ment dé­clen­cheur qui témoignes selon nous de l’aboutissement d’un pro­cessus de trans­for­ma­tion du rap­port entre les dé­po­si­taires du pou­voir po­li­tique et la so­ciété. Ce qui res­sort de ce mo­ment char­nière dans l’histoire du Québec contem­po­rain, c’est d’abord la ré­ha­bi­li­ta­tion de l’idée de conflit dont la cen­tra­lité n’est pas le monde du tra­vail, mais la rue. Ce que nous ap­pe­lons le peuple de gauche ne ren­voie pas à une fi­gure em­blé­ma­tique or­ga­nisée comme l’était le mou­ve­ment ou­vrier, ac­teur his­to­rique étranger aujourd’hui à l’agitation ur­baine. Échappant à une lo­gique or­ga­ni­sa­tion­nelle, sans parti et sans chef, ce mouve­ment est sus­cep­tible de ré­pondre en­core dans les pro­chains mois à l’appel des étu­diants : la rue, sym­bole ac­tua­lisé de la sou­ve­rai­neté po­pu­laire en acte, don­nant l’impression d’avoir une prise réelle sur le pou­voir. Sans iden­tité so­cia­le­ment ho­mo­gène, cet amal­game stra­tifié de ca­té­go­ries so­ciales re­pose néan­moins sur un souci par­tagé du bien commun, le­quel est indissociable de la par­ti­ci­pa­tion du plus grand nombre aux dé­ci­sions re­la­tives au destin col­lectif. C’est ma­ni­fes­te­ment là d’ailleurs que se situe l’apport des ar­ti­sans du prin­temps rouge. Sans consti­tuer un ac­teur po­li­tique formellement re­connu, ce mou­ve­ment aura à plus long terme un effet po­sitif de sé­di­men­ta­tion sur la culture dé­mo­cra­tique. Certes, il se­rait pré­somp­tueux de dé­crire la forme que prendra la dé­marche dans un contexte marqué par des cli­vages plus pro­fonds. Cela dit, la crise étu­diante a mis en exergue une de­mande de re­pré­sen­ta­ti­vité qui ap­pelle, après qua­rante ans de tergiversation, une ré­forme ra­di­cale d’un mode de scrutin par­fai­te­ment anachro­nique. Bien qu’elle ne soit pas l’antichambre d’une vaste ré­vo­lu­tion, la pro­por­tion­na­lité pave la voie, sur le plan ins­ti­tu­tionnel, à plus de dé­mo­cratie per­met­tant ainsi de donner une ré­son­nance cer­taine aux dé­bats qui se­ront ini­tiés dans la rue.
***
Sté­phane Cha­li­four et Ju­dith Tru­deau
_ Pro­fes­seurs de so­cio­logie et de sciences po­li­tiques
Col­lège Lionel-Groulx
[1] — Nous nous ins­pi­rons ici de la thèse de Jean-François Thuot, La fin de la re­pré­sen­ta­tion et les formes contem­po­raines de la dé­mo­cratie, Nota bene1998.
[2] - Le fac­teur dé­mo­gra­phique est à consi­dérer. À la fin des an­nées 1960, les moins de 25 ans consti­tuaient plus de 40 % de la po­pu­la­tion des pays oc­ci­den­taux. Les baby-boomers dis­po­saient d’une masse cri­tique sus­cep­tible de se muter en rap­port de force. Or, la chute des taux de fé­con­dité a eu ses ef­fets. La «jeu­nesse» re­pré­sente moins de 25 % de la po­pu­la­tion aujourd’hui. Du point de vue po­li­tique, il s’agit d’une por­tion né­gli­geable de l’électorat.

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Stéphane Chalifour1 article

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Pro­fes­seur de so­cio­logie et de sciences po­li­tiques Col­lège Lionel-Groulx





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