RISQ: le conflit soulève des enjeux qu'il ne faudrait pas ignorer

Par Benoît Lévesque

2006 textes seuls

Les divergences de vues entre le Chantier d'économie sociale et le Conseil de la coopération du Québec (CCQ), à propos du Réseau d'investissement social du Québec (RISQ), pourraient être l'occasion de faire un pas de plus dans le sens d'une économie sociale qui soit davantage solidaire. Pour cela, il faudrait sans doute élargir le débat pour bien prendre en compte les enjeux que soulève l'économie sociale, au Québec comme ailleurs dans le monde. Si les personnalités ont toujours un rôle dans les conflits, il faut aussi aller au-delà pour avoir une image plus complète des enjeux en cause.

La redécouverte du concept de l'économie sociale s'est faite au milieu des années 70, en France, puis dans plusieurs pays européens, à la fin des années 80 et au début des années 90. Dans la plupart des cas, ce sont les coopératives et les mutuelles qui ont pris l'initiative de la convergence pour relever les défis de leur propre transformation, puis ceux d'enjeux sociétaux plus larges, y compris la reconfiguration de l'État.
Dès lors, comme les «nouvelles coopératives», les associations ayant des activités économiques, dont le nombre ne cessait de se multiplier, se sont révélées d'autant plus incontournables qu'elles étaient en mesure de répondre rapidement et de manière adaptée à des besoins et à des demandes sociales auxquels ni le marché ni l'État n'étaient en mesure de répondre.
Aux États-Unis aussi
Cette montée des associations ayant des activités économiques (des activités de production de biens ou de services) peut être observée non seulement en Europe mais aussi aux États-Unis, où les associations sont définies comme des non-profit organizations (NPO).
L'approche des NPO, qui donne lieu à des avantages fiscaux souvent en lien avec les fondations privées, suppose que les associations servent l'intérêt général parce qu'elles ne visent pas le profit. En revanche, l'approche de l'économie sociale repose sur l'idée selon laquelle l'intérêt général peut également être atteint par des activités marchandes, à la condition que ces dernières soient soumises à une gestion démocratique ou encore à des méthodes de gestion ouvertes à la participation des citoyens.
Ainsi, l'approche des NPO exclut les coopératives et les mutuelles parce qu'elles ont des activités marchandes alors que celle de l'économie sociale les regroupe avec les associations. Les coopératives, les mutuelles et les associations ayant des activités économiques partagent une forme organisationnelle comparable, sans doute codifiée différemment (ce qui ne doit pas être minimisé), soit la combinaison d'un groupement de personnes et d'une instance de production de biens et de services.

Conflictuel
Si le projet d'économie sociale, à la différence de celui des NPO, permet de désenclaver les associations de manière à leur permettre de répondre non seulement aux besoins les plus urgents (par exemple, les soupes populaires) mais aussi à des aspirations à long terme (par exemple, la consommation responsable et le tourisme durable), il se révèle plus difficile à réaliser et plus conflictuel puisqu'il met en liaison non seulement des «entreprises» mais aussi des projets de société, non seulement des actionnaires mais aussi des citoyens.
Ainsi, en France, les conflits entre les tenants de l'économie sociale (plus proche des secteurs traditionnels) et ceux de l'économie solidaire (plus proche des associations) sont bien connus, de même que ceux entre les «piliers» belges soutenant dans un cas une économie sociale marchande et, dans l'autre cas, une économie sociale non marchande (à dominante associative).
L'histoire de l'économie sociale, dont les réalisations ont marqué positivement les économies de la plupart des sociétés occidentales, notamment dans les domaines de l'agriculture, du crédit et des services aux personnes, est également traversée de conflits et de fragmentations qui ne cessent de nous étonner lorsqu'on prend un peu de distance.
Que retenir du fort potentiel conflictuel de l'économie sociale ? En premier lieu, ce qui fait la force de l'économie sociale, c'est sa grande complexité d'organisation, à commencer par le fonctionnement démocratique et sa forte capacité à mobiliser une grande diversité de ressources (marchandes, non marchandes dans la redistribution, non financières dans le bénévolat et dans le don), autant de caractéristiques qui constituent de nombreuses occasions de divergences, voire de conflits.
En deuxième lieu, les conflits tendent à prédominer lorsque les divergences ne sont pas pondérées par un projet largement partagé. Sur ce point, les expériences étrangères et historiques révèlent que la convergence à partir d'un projet commun suppose un travail de longue haleine à partir de débats entre les parties prenantes.
Création dans l'urgence
Au Québec, même si les diverses composantes de l'économie sociale existent depuis longtemps, la mise en lumière du concept de l'économie sociale s'est peut-être faite trop rapidement, dans le cadre du sommet socioéconomique de 1996, à partir de demandes des groupes de femmes pour lutter contre la pauvreté et à partir du potentiel de création d'emploi que représentaient le développement économique communautaire et les groupes communautaires dans le domaine social.
Dans un contexte d'urgence et de «crise» des finances publiques, les composantes les plus institutionnalisées de l'économie sociale, comme le secteur privé d'ailleurs, ont appuyé ce plan de développement, d'autant plus qu'il concernait d'abord la nouvelle génération des associations et des coopératives.
En somme, la volonté de convergence entre les diverses composantes n'a pas donné lieu à des années de débats (ou de négociations) pour construire une méthode de gestion commune, a fortiori un projet partagé qui pourrait être pluriel : renforcement du patrimoine québécois, démocratisation de l'économie, développement durable.
À notre avis, les conflits autour du RISQ dont Le Devoir a rendu compte au cours des derniers jours ne constituent qu'un élément parmi les difficultés de croissance que rencontre l'économie sociale, notamment le rapport entre les composantes et, plus largement, le partage d'un projet commun. Les conflits risquent de se multiplier d'autant plus que la «nouvelle» économie sociale s'institutionnalise avec entre autres la création de nouveaux outils de développement tels ceux dans le domaine du financement. Au moment où le reste du Canada tente de s'inspirer de l'expérience québécoise d'économie sociale, il serait malheureux que le Québec suive désormais la trajectoire de nos voisins du Sud, soit celle des NPO.
En 1998, nous avons oeuvré avec d'autres à la rédaction de l'Appel pour une économie sociale et solidaire qui a été signé par une centaine de personnes provenant des diverses composantes de l'économie sociale (coopératives et associations) et des mouvements sociaux. Nous sommes conscients qu'il appartient maintenant aux acteurs eux-mêmes à se mettre au travail, sinon le prix à payer sera lourd pour chacun d'entre eux et aussi pour la société québécoise, notamment ceux qui sont dans le besoin et aussi ceux qui portent le rêve d'une autre économie et d'un développement durable.
Vivant une retraite qui se veut active, c'est à titre personnel que nous exprimons notre point de vue sur une question qui nous tient à coeur comme citoyens.
Benoît Lévesque
Professeur associé à l'École nationale d'administration publique et à l'Université du Québec à Montréal


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