Règlement de comptes

"Passion Politique" de Jean Chrétien

Les livres de mémoires d'anciens premiers ministres pullulent ces temps-ci. Après celui de Brian Mulroney, voici Jean Chrétien qui, avec Passion politique, se fait à son tour auteur. Bientôt, Paul Martin les imitera, nous annonce-t-on. Écrire leur permet de nous présenter «leur» vérité. Pour partiale qu'elle soit, leur vision nous éclaire néanmoins. Passion politique nous permet ainsi de mieux comprendre les déboires d'aujourd'hui du Parti libéral.
Révélateur est cet aveu que l'ancien chef du Parti libéral aurait pris sa retraite de la politique au terme de son deuxième mandat à la tête du gouvernement, n'eût été l'impatience de Paul Martin et les manigances de ses «fiers-à-bras». Piqué au vif, il s'accrochera et demandera aux Canadiens un troisième mandat au cours duquel apparaîtront les signes de vieillissement de son gouvernement, en particulier dans le scandale des commandites.
Du point de vue de Jean Chrétien, les ministres avaient un devoir de fidélité. La loyauté au chef est ce qui a toujours fait la force du Parti libéral, rappelle-t-il. Sa réaction, qui relève de l'orgueil, car ce n'est rien d'autre que cela dont il s'agit, privera Paul Martin d'une transition dans des conditions optimales. En 2000, la fragmentation de l'opposition lui aurait permis de s'installer solidement au pouvoir à la tête d'un gouvernement majoritaire. Le gouvernement minoritaire que lui accordent les Canadiens en juin 2004 ne durera pas. On connaît la suite.
La rivalité entre les deux hommes a des origines lointaines. Jean Chrétien a toujours défendu un fédéralisme fort hérité de Pierre Elliott Trudeau. Dans la foulée du référendum de 1995, il raconte avoir rejeté un projet de décentralisation en faveur des provinces, convaincu qu'il était que le gouvernement fédéral doit disposer de normes et de programmes nationaux pour assurer l'unité du pays. De son côté, Paul Martin était porteur d'une vision plus respectueuse des compétences des provinces héritée de son père, Paul Martin. Leur premier affrontement, survenu en 1990 au congrès à la direction du parti où ils sont tous deux candidats, porte sur l'accord du lac Meech. Dans la campagne sourde qu'il mène contre son chef à compter de 2000, Paul Martin fera valoir son ouverture au Québec et sa capacité à rallier les Québécois.
Ces rivalités ont laissé chez Jean Chrétien une amertume sans bornes. Cela va jusqu'à faire porter à son successeur la responsabilité des pertes de vie des soldats canadiens sur les «champs de bataille meurtriers entourant Kandahar». Affirmant qu'il avait toujours pris soin, comme premier ministre, de garder la mission canadienne hors des zones de combat en Afghanistan, il affirme que l'indécision de Paul Martin a fait que l'armée canadienne n'a eu d'autre choix que d'aller à Kandahar. Bref, il lui reproche littéralement d'avoir du sang sur les mains, et cela, sans égard aux liens partisans. Voilà qui s'appelle régler ses comptes!
Jean Chrétien avait la conviction que le Parti libéral ne souffrirait pas des luttes intestines sur son leadership. Cela ressort lorsqu'il aborde la réforme du financement des partis politiques qu'il imposa avant de partir et dont son parti pâtit durement aujourd'hui. Non seulement le Parti libéral n'a plus accès aux dons des grandes entreprises auxquelles il s'abreuvait, mais ses adversaires profitent de l'augmentation des contributions du gouvernement accordées en contrepartie. Cela aide le Bloc québécois. Mais, de se justifier l'ancien premier ministre, tant que le Bloc existe, il partagera le vote antilibéral avec les conservateurs, ce qui nous «permettra de prendre plus de sièges dans la province». Le calcul était machiavélique, mais sans rapport avec la réalité.
Fier de ses racines québécoises, Jean Chrétien n'a pas toujours su lire correctement l'état d'esprit des Québécois. C'est ainsi qu'il ne vit pas venir la montée du OUI au référendum de 1995. Pas plus qu'il ne pressentit la progression des conservateurs au Québec qui, mieux que les libéraux, semblent aujourd'hui en mesure de rallier les Québécois. L'ancien premier ministre n'a pas eu tout faux durant sa longue carrière, mais il est des erreurs de jugement dont son parti portera le poids pendant encore plusieurs années.


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