Citer Voltaire, suivre Machiavel

"Passion Politique" de Jean Chrétien



Pied de nez, sans doute, à tous ceux qui se sont moqués de son manque de fini durant toute sa longue carrière, Jean Chrétien conclut le chapitre du référendum de 1995 dans son autobiographie par une citation de Voltaire: «J'ai fait quelque bien, c'est mon meilleur ouvrage.»



Le reste de ses mémoires, toutefois, s'inspire beaucoup plus de Machiavel, le maître des stratagèmes politiques, qui ne renierait pas Passion politique, un résumé de quelque 450 pages des années Chrétien à la tête du gouvernement du Canada.
L'ouvrage n'étonnera pas ceux qui ont suivi de près le règne de Jean Chrétien à Ottawa. Le bouquin aurait tout aussi bien pu s'intituler La fin justifie les moyens, un credo qui a fait la fortune politique du «p'tit gars de Shawinigan».
Pas de révélations-chocs, beaucoup d'autocongratulation, plusieurs bonnes anecdotes bien racontées, quelques flèches prévisibles vers Paul Martin, rien ou presque sur les commandites, bref, un livre sans grand punch, sauf, évidemment, pour l'épisode du référendum de 1995.
Et encore, il manque le punch, puisque Jean Chrétien nous apprend qu'il n'aurait pas accepté une déclaration d'indépendance du Québec après une courte victoire du OUI, en refusant toutefois de nous dire ce qu'il aurait fait. «Je n'ai pas discuté alors, et je n'en discuterai jamais, de ce que j'aurais fait si le OUI l'avait emporté», écrit M. Chrétien. Il ajoute qu'il aurait fallu beaucoup de temps pour résoudre les problèmes et qu'une «mince majorité pour le OUI n'aurait pas pu être interprétée comme la preuve irréfutable que la majorité de Québécois voulaient rompre leurs liens historiques avec le Canada».
L'ancien premier ministre, frondeur, affirme par ailleurs qu'il serait resté à son poste, qu'il avait la légitimité pour y rester malgré l'agitation des ministres du reste du pays.
Jean Chrétien laisse ici planer un doute sur ses intentions d'alors. D'un côté, il admet qu'il avait un discours de concession dans sa poche le soir du référendum en cas de victoire du OUI; de l'autre, il affirme qu'il se serait dressé devant Jacques Parizeau pour l'empêcher de déclarer l'indépendance du Québec.
D'un côté, Jean Chrétien ressort ses discours dans lesquels il mettait en garde les Québécois contre la séparation après un OUI; de l'autre, il affirme que la question de 1995 était tordue et qu'un OUI aurait été inacceptable.
Voilà une interprétation dont aurait pu se passer Stéphane Dion «à ce moment ici», pour paraphraser M. Chrétien. Protégé de l'ancien premier ministre et de sa femme, Aline, M. Dion est intimement lié au «plan B» postréférendaire qui a débouché sur l'adoption de la loi sur la «clarté référendaire». Il reçoit d'ailleurs les éloges de son ancien patron dans ses mémoires. Une aubaine pour Gilles Duceppe, qui a du mal à mobiliser ses troupes ces temps-ci.
Les autobiographies sont rarement des exercices d'autocritique. Leurs auteurs s'en servent le plus souvent pour réécrire l'histoire en s'attribuant le beau rôle, et Jean Chrétien ne fait pas exception. C'est particulièrement frappant quand l'ancien chef libéral écrit que le camp du NON a failli perdre parce qu'il a refusé de faire appel à ses services. La réalité, c'est que tous les sondages et les focus groups du NON démontraient que M. Chrétien était le meilleur allié du OUI.
M. Chrétien est aussi bien injuste envers Daniel Johnson, qu'il accuse d'avoir affaibli le camp fédéraliste en évoquant, à la fin de la campagne référendaire, la reconnaissance constitutionnelle de la société distincte. En fait, M. Johnson n'attendait qu'un signal positif d'Ottawa, un signal qui est arrivé bien tard.
La suite du référendum est intéressante aussi. Ainsi, Jean Chrétien nous apprend qu'il avait été plutôt soulagé, trois jours après le référendum, quand le premier ministre de l'Ontario de l'époque, Mike Harris, lui avait fait savoir qu'il ne voulait rien savoir d'enchâsser la société distincte dans la Constitution. Cela rendait caduque la promesse faite par Jean Chrétien aux Québécois à la veille du référendum, ce qui, dans le fond, faisait son affaire, explique-t-il. Une résolution aux Communes ferait donc l'affaire, à moins de frais politiques.
Du Jean Chrétien typique. Cet homme qui a passé ses meilleures années dans la marmite constitutionnelle a toujours manoeuvré avec détachement et calcul pour marquer des points selon les circonstances.
L'accord du lac Meech, par exemple, «qui était plus le problème de Mulroney que le mien», écrit Jean Chrétien. Jusqu'au jour où Paul Martin et Sheila Copps se sont servis de Meech pour l'attaquer lors de la course à la direction du PLC.
Même distance calculée par rapport à Charlottetown, accord auquel s'opposait fondamentalement Jean Chrétien, mais qu'il a néanmoins appuyé pour soigner son image.
Certains parleront de génie politique ou, à défaut de génie, de flair, mais d'autres n'y verront que du cynisme.
Autre exemple révélateur, dans un autre registre: quand Jean Chrétien a imposé une réforme du financement des partis politiques limitant sérieusement les dons des entreprises et des particuliers en échange de subventions publiques, ses propres députés lui ont reproché de favoriser le Bloc québécois. «Tant que le Bloc existera, leur a-t-il répondu, il partagera le vote antilibéral avec les conservateurs et ça nous permettra de prendre plus de sièges dans la province.» Machiavel, sors de ce corps!
Cela dit, la suite des choses allait donner (ce qui est rare) tort à Jean Chrétien. Sa théorie était valable avant les commandites, ce dont M. Chrétien parle peu, sinon pour répéter que toute cette histoire n'est qu'une tempête dans un verre d'eau provoquée par quelques escrocs et des médias en manque de nouvelles.
Dès l'introduction, d'ailleurs, Jean Chrétien prévient qu'il n'abordera pas la question de la commission Gomery parce qu'il a entrepris contre elle des recours juridiques. Pas un mot, donc, sur les organisateurs libéraux, sur les enveloppes pleines de cash, sur Jacques Corriveau ou Michel Béliveau, des amis personnels de l'ancien premier ministre impliqués dans ses affaires croches.
Par contre, M. Chrétien fait un détour pour blanchir Alfonso Gagliano, un «homme honnête, populaire et extrêmement vaillant», qu'il a nommé ambassadeur du Canada au Danemark non pas pour s'en débarrasser, mais pour son «dévouement et les services rendus au pays».
On pourra toujours débattre des conclusions de Jean Chrétien, mais jamais de son sens de la loyauté.


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