Il peut sembler étonnant d'aborder le contenu du Rapport Montmarquette sur la tarification des services publics sous l'angle de la justice sociale, mais cette question traverse tout le document. Cela se comprend fort bien: le bon dosage entre tarification et impôt relève bien entendu du champ de l'économie, mais aussi, inévitablement, d'une réflexion adéquate sur la nature de l'équité sociale ou de la justice.
Si le rapport fait la démonstration d'une grande compétence en matière d'analyse économique, on ne peut pas toujours en dire autant de son analyse normative: elle est souvent erratique et, à d'autres moments, simplement absente.
En effet, le groupe de travail, conscient de ses responsabilités en la matière, a même recherché à appuyer son autorité dans les travaux du philosophe américain John Rawls qui «forment aujourd'hui la base de la conception contemporaine dominante de l'équité». Je crois effectivement que l'approche rawlsienne de la justice sociale était en mesure de guider leur réflexion, mais encore fallait-il la comprendre et l'utiliser correctement.
Cela n'est pourtant pas si compliqué: pour Rawls, la justice sociale exige que nous privilégions toujours les arrangements qui offrent la meilleure perspective aux plus défavorisés, et ceci, sans nuire à la situation de ceux qui viendront après eux. Ce critère de maximisation soutenable des intérêts des plus défavorisés ne s'oppose pas à celui d'efficacité, au contraire, mais il ne peut pas non plus s'y réduire. Il est foncièrement exigeant, car il place au centre de nos préoccupations morales ceux qui ont le moins, et ce, dans une perspective fortement égalitariste.
De gauche ou de droite?
Contrairement à ce que l'on s'est empressé d'affirmer à gauche, l'augmentation de tarifs même pour des biens aussi fondamentaux que l'énergie, l'usage des routes et l'eau n'est pas a priori contraire à la justice comme principe d'équité surtout quand celle-ci intègre dans un tout cohérent les préoccupations légitimes de la justice intergénérationnelle et de la justice environnementale.
Riches et pauvres ont des niveaux de consommation différenciés de ces biens et ne pas faire payer le coût «réel» ou «d'opportunité» de la ressource équivaut à accorder un avantage implicite à ceux qui la gaspillent et qui nuisent ainsi tant aux générations futures qu'au patrimoine commun qu'est l'environnement.
Quelle que soit la préoccupation que nous avons pour les plus défavorisés, il n'y a aucune raison de remettre en question cette évidence, et la démonstration du rapport à ce sujet est convaincante. On peut donc envisager une augmentation des tarifs dans ces secteurs et, éventuellement, dans plusieurs autres. Mais que ferons-nous du produit généré par ces augmentations de tarifs? Là-dessus, le rapport ouvre la porte tant aux rêves de l'ADQ -- permettre de diminuer l'impôt sur les revenus des particuliers -- qu'à ceux du Parti vert -- établir un système permanent de taxes sur l'environnement.
Ambiguïté
Cette ambiguïté aurait pu être évitée notamment par un choix clair et mieux articulé en faveur de la solidarité à l'endroit des plus démunis, une orientation qui fait pourtant partie des six principes dont se réclame le groupe de travail. L'hydro-électricité et les droits de scolarité dans les universités me serviront à démontrer que cette obligation n'a pas été bien comprise par le groupe de travail.
Contrairement au pétrole de l'Alberta, l'énergie hydro-électrique est une énergie renouvelable. Pour cette raison, je n'appuie pas la recommandation du rapport de créer un nouveau fonds avec les profits engrangés par l'augmentation des tarifs d'Hydro-Québec, un fonds destiné au développement de nouvelles sources d'énergie. Il serait moralement plus pertinent de profiter d'une partie de ces sommes pour contrôler notre dette publique et même commencer à la rembourser puisqu'il est contraire à la justice intergénérationnelle de laisser à ceux qui nous suivront des possibilités inférieures à celles que nous avons reçues.
Cela doit-il se faire au détriment des plus défavorisés pour qui toute augmentation des tarifs est proportionnellement plus difficile à assumer? Surtout pas. Afin de protéger ce qui leur reste de pouvoir d'achat, le groupe de travail prévoit qu'une augmentation des tarifs pourrait être compensée par une bonification de l'aide sociale ou par un crédit d'impôt pour les travailleurs pauvres.
Mauvaise voie
Ces moyens sont hautement inefficaces et insuffisants. Inefficaces, parce que toute bonification importante de l'aide sociale nous conduit inévitablement à inciter des Québécois à choisir l'aide sociale plutôt que le travail, ce qui est une très mauvaise idée. Les crédits d'impôt quant à eux sont des instruments fiscaux inventés par des fonctionnaires du ministère des Finances qui ne collent pas du tout à la réalité des travailleurs à faibles revenus. Ces faits sont connus depuis longtemps.
Si nous approuvons le principe que l'hydro-électricité est un bien qui appartient à l'ensemble des Québécois (et non pas seulement à l'ensemble des contribuables, comme il est dit dans le rapport), les profits que nous générons par sa consommation à son juste prix devraient être retournés à toute la population, et pas uniquement sous la forme de services publics (santé, éducation), mais aussi de transferts directs.
Comme ils consomment relativement peu d'énergie, les plus défavorisés seraient les premiers gagnants d'une telle mesure, car ils y retrouveraient proportionnellement beaucoup plus que ce qu'ils auraient laissé dans l'augmentation du tarif. [...]
Droits de scolarité
Selon le groupe de travail, la politique actuelle de taux relativement faibles de droits de scolarité serait inefficace et inéquitable. La démonstration reste à faire. Prenons tout d'abord la question de l'accessibilité des jeunes de milieux défavorisés aux études universitaires, dont tous conviennent que c'est un enjeu pour l'égalité des chances et la justice sociale.
Selon certaines études présentées par le rapport, le niveau des droits de scolarité aurait peu d'impact sur la participation globale aux études post-secondaires et même sur la représentation des plus défavorisés. Ces résultats peuvent paraître contre-intuitifs, mais ils traduisent le fait que de nombreux autres facteurs influent sur ces taux de participation notamment l'environnement familial et culturel. Faut-il pour autant augmenter ces droits? Il y a là tout un pas à franchir.
Je ne vois pas le jour où une étude sérieuse démontrera qu'une augmentation des droits de scolarité aura eu un impact positif sur la participation aux études des jeunes issus de milieux défavorisés! Rappelons qu'une augmentation du tarif ne se soldera pas nécessairement par des revenus plus élevés pour les universités, car les gouvernements seront tentés, ils l'ont d'ailleurs fait dans le passé, de se désengager par la suite de son financement public. [...]
Des droits de scolarité inéquitables?
Quand les arguments de nature économique ne convainquent pas, il est toujours possible de se rabattre sur des arguments moraux. La proportion d'étudiants provenant de milieux favorisés étant très élevée dans les universités, le groupe de travail en vient à la conclusion qu'il s'agit en fait d'une subvention des moins fortunés au bénéfice des plus fortunés, une réalité contraire aux principes élémentaires de justice. Une telle affirmation ne mérite pas d'être prise au sérieux.
Les pauvres ne peuvent pas subventionner les riches puisque, par définition, ils n'ont pas d'argent. Que l'on choisisse un système où les universités sont fortement subventionnées ou peu, les riches auront toujours à financer pour l'éducation des plus pauvres. Cela est économiquement et moralement convenu.
Là où les universités dépendent largement des subventions de l'État, cela se fera par les impôts prélevés chez les plus riches et là ou les tarifs jouent un rôle plus important, cela se fera encore par une ponction fiscale logiquement plus faible mais qui pèsera encore, inévitablement, sur les plus riches. Il n'y a donc aucun transfert des pauvres vers les riches dans le financement des universités à l'heure actuelle et pour l'avenir.
Le groupe de travail le sait fort bien et c'est pourquoi il recommande d'emblée qu'une partie des nouveaux fonds recueillis par les universités avec l'augmentation des droits de scolarité soient nécessairement réinvestis sous forme de bourses d'études. Il est surprenant qu'un rapport qui insiste sur la nécessité de distinguer les missions respectives des tarifs et des impôts propose maintenant qu'une partie des tarifs aient une fonction de redistribution que le groupe de travail réserve pourtant et avec force aux impôts!
Bas tarifs
Des pays très honorables et qui se situent très bien du point de vue de l'indice du développement humain de l'ONU comme la Norvège, la Suède, la Finlande ou l'Irlande continuent encore aujourd'hui de faire le choix de la gratuité des études, de la petite enfance jusqu'à l'université. Plusieurs autres pratiquent une politique de bas tarifs. Le Québec n'a pas à avoir honte de sa tarification si, par ailleurs, ses universités continuent de recevoir un niveau suffisant de financement public pour bien remplir leur mission. [...]
Le rapport Montmarquette est mû par deux principes fondamentaux, l'efficacité et la justice sociale. Mon idée est qu'il nous fait progresser collectivement dans sa réflexion et ses propositions sur l'efficacité dans la gestion des ressources rares mais que son modèle n'est pas encore abouti sur la justice sociale, même si l'on y retrouve quelques propositions intéressantes, notamment pour la justice environnementale et intergénérationnelle. Il lui faudra franchir un pas de plus pour vraiment affirmer qu'il réussit à promouvoir les intérêts des moins favorisés comme c'était pourtant aussi son mandat.
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François Blais, Professeur au Département de science politique de l'Université Laval
Rapport Montmarquette - Tarification et justice sociale: un mauvais ménage?
Rapport Montmarquette
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L'auteur est doyen de la faculté des sciences sociales de l'Université Laval.
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