Quel accommodement raisonnable?

Accommodements raisonnables


Il y a quelque temps, j'ai évoqué la notion d'accommodement raisonnable pour qualifier les relations de voisinage entre le centre communautaire des Juifs hassidiques situé rue Hutchison, à Montréal, et le YMCA du Parc. Quel ne fut pas mon étonnement de constater que ces remarques faites dans la presse avaient été reprises par plusieurs intervenants et généralisées à l'ensemble des personnes appartenant aux communautés récemment immigrées au Québec.
Ces points de vue, souvent amenés de manière péremptoire, méritent quelques éclaircissements tant on y trouve de raccourcis et d'affirmations faciles concernant les effets à long terme de l'immigration sur la société québécoise en devenir. Manifestement, le concept d'accommodement raisonnable n'est pas compris de la même manière par tous et est devenu le prétexte à des sorties inopportunes sur la diversité culturelle et religieuse.
Le président par intérim de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, [M. Marc-André Dowd->2958], rappelait dernièrement dans les pages du Devoir que l'accommodement raisonnable est une notion qui a un sens juridique précis dans le cadre du droit à l'égalité, et qui permet dans une situation de discrimination spécifique d'accorder un traitement particulier à une personne face à une norme ou une pratique de portée universelle. J'aimerais ajouter quelques éléments de plus à cette discussion certes intéressante et nécessaire, mais qui suscite toutes sortes de questionnements quant aux motifs réels que poursuivent les opposants à la notion dite d'accommodement raisonnable.
Quand des droits s'opposent
Le fait demeure que les droits fondamentaux reconnus dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne peuvent entrer en opposition apparente les uns avec les autres dans certains cas précis. Cela se produit notamment quand les lois cherchent à empêcher diverses formes de discrimination dont l'énumération se trouve à l'article 10 de la Charte, et qui ne sont pas hiérarchisées les unes par rapport aux autres.
Ainsi, des personnes souffrant dans une situation spécifique d'une forme de handicap ou de préjugé particulier peuvent, en réclamant des correctifs raisonnables, donner l'impression d'entamer les libertés fondamentales d'une autre catégorie de citoyens. Cela peut être le cas par exemple quant la question de l'égalité des sexes semble entrer en contradiction avec l'affirmation d'une croyance religieuse.
L'obligation de l'État et des divers intervenants sur la place publique est de limiter ces difficultés d'interprétation ou d'application en opérant des ajustements qui permettent d'accorder le maximum d'avantages à ceux qui sont victimes de discriminations réelles et prouvées.
L'accommodement raisonnable est l'un de ces outils juridiques qui donnent une certaine flexibilité à la loi dans l'atteinte de résultats satisfaisants pour les personnes sujettes à des obstacles ou à des préjugés particuliers et répétés.
Dans la plupart des cas qui ont été soulevés récemment sur la place publique, tel celui des Juifs hassidiques de la communauté de Satmar qui voisinent le YMCA du Parc, ou encore celui des cours prénatals dans un CLSC du quartier Parc-Extension à Montréal, la notion d'accommodement raisonnable au sens strict et juridique n'est nullement en cause.
Malgré certaines maladresses, il est en effet difficile de voir en quoi de simples gestes de bon voisinage ou d'ouverture d'esprit face à la différence seraient obligatoirement soumis à des considérations juridiques, d'autant plus que dans la plupart de ces situations les personnes en cause ont agi de leur propre gré, sans qu'une intervention extérieure de l'État ou des tribunaux ait été rendue nécessaire. Plutôt, il faudrait parler ici de cas où des citoyens de diverses origines culturelles ou religieuses ont recherché une solution en faisant appel à la raison, à l'ouverture d'esprit et au dialogue.
Cela semble en effet raisonnable que dans certains quartiers montréalais où des personnes d'origine très diverses se côtoient sans cesse, et où les effets de l'immigration reportée sur plusieurs décennies sont nettement visibles, qu'un effort de bonne volonté soit consenti pour résoudre les petites frictions et les heurts inévitables de la vie en société. Dans ce sens, il s'agit seulement d'un accommodement suggéré par le bon jugement et l'exercice du sens commun dans tout ce qu'il a de plus légitime.
Xénophobie qui s'ignore
La faille dans le discours des opposants déclarés à l'accommodement raisonnable vient de ce qu'ils croient fermement que ce mécanisme juridique ne s'appliquerait qu'aux immigrants, comme s'il s'agissait d'un privilège que la société québécoise leur accordait à eux seuls, d'où leur agacement à en constater l'application dans certains aspects bien particuliers de notre vie sociale. Or il convient de le dire haut et fort, la Charte s'applique à tous les citoyens, précisément sans restrictions dues à l'identité ethnique, à l'origine nationale ou à la croyance religieuse.
En ce sens, l'accommodement raisonnable pourrait être évoqué par un membre de la majorité démographique tout autant que par un Juif hassidique ou un musulman de tradition sunnite, comme par exemple dans le cas d'une personne aveugle qui se rendrait voter ou d'un catholique pratiquant d'origine canadienne-française qui réclamerait le droit de ne pas être forcé de travailler le dimanche. Qui plus est, un grand nombre de personnes appartenant aux traditions religieuses minoritaires, dont celles qui portent une kipa, un turban ou un hidjab, sont nées au Québec et réclament une protection particulière au même titre que tous les autres citoyens québécois.
Il y a dans cette insistance à voir partout et en tout les conséquences malsaines de l'immigration ou l'influence néfaste de populations issues d'un déplacement récent, une xénophobie et parfois un racisme qui s'ignore et qui causent des torts profonds et irréparables à notre société.
La réaction des adversaires de l'accommodement raisonnable, même sous sa forme plus bénigne d'un dialogue avec autrui ou d'un arrangement à l'amiable en cas de conflit potentiel, cible aussi le plus souvent des personnes qui agissent de bonne foi, tentent de régler des différents le mieux possible et cherchent des solutions à long terme.
La hargne avec laquelle on attaque parfois les tenants de certains courants religieux bien spécifiques confine aussi à l'obsession et à l'idée fixe. Ce genre d'attaque gratuite est d'autant plus déplacé que les Juifs hassidiques, les musulmans fidèles aux préceptes de leur foi, les Sikhs qui portent le kirpan, les bouddhistes ou les hindouistes présents sur notre territoire respectent les lois, se comportent en très grande majorité comme des citoyens responsables et tentent de s'adapter le mieux possible aux circonstances qui sont les leurs.
Montrer du doigt systématiquement les adeptes des religions minoritaires, les ostraciser et les jeter en pâture à l'opinion publique relève d'une attitude irresponsable, non seulement à leur égard, mais en ce qui a trait à la défense des libertés fondamentales dans l'ensemble de la société québécoise.
S'adapter
Il convient de rappeler que les Juifs hassidiques, les musulmans de toutes origines, les Sikhs, les hindouistes et les bouddhistes forment des traditions présentes au Québec depuis peu, du moins sous une forme aussi visible dans certains quartiers de Montréal, et qui sont aux prises avec trois enjeux de taille.
D'abord, il s'agit pour les membres de ces communautés de consentir en quelque sorte à aller à la rencontre de la laïcité et de la modernité sans renier pour autant les valeurs propres à leur foi, démarche qui exige beaucoup d'ouverture d'esprit de leur part et de celle de leurs voisins immédiats.
Ensuite, cela signifie pour ces populations réaliser dans l'ordre de la pratique religieuse une rupture entre le domaine public et la sphère privée, deux notions qui, le plus souvent, se trouvent confondues en une seule dans les pays d'origine de ces croyants.
Finalement, les adeptes des religions minoritaires doivent en plus s'adapter à la diversité d'opinions et de comportements telle qu'elle s'exprime dans nos sociétés, et qui parfois heurte leur sensibilité. Dans la plupart des cas, ces réorientations majeures sont traversées simultanément et à un rythme effréné, compte tenu du caractère souvent perçu comme immuable des croyances religieuses et des valeurs sociales qui leur sont associées de près, ce qui bien sûr n'est pas pour faciliter les transitions en douceur.
Par ailleurs, en ciblant ainsi des personnes très identifiables en raison des signes extérieurs de leur foi, les tenants de l'orthodoxie culturelle canadienne-française font eux-mêmes obstacle à une adaptation en douceur des minorités religieuses à nos valeurs civiques, et bloquent de ce fait la voie à un dialogue qui permettrait une compréhension mutuelle des attentes de chacun. Se trouvent ainsi alimentés les préjugés les plus divers, prélude à des dérapages dont les conséquences demeurent toujours imprévisibles.
Un espace de partage
Le fait demeure que l'immense majorité des personnes elles-mêmes immigrées, ou issues de l'immigration, aspirent à une pleine participation au sein des différentes instances de la société québécoise et tentent le plus souvent d'en arriver à un terrain d'entente qui soit bénéfique à toutes les parties, et ce, sans devoir céder sur le terrain des valeurs religieuses qui leur apparaissent fondamentales. Il y a là une réconciliation difficile et qui est souvent vécue pour la première fois au sein de ces communautés nouvellement installées. Ce processus de transformation de l'intérieur doit être appuyé et soutenu par les différents intervenants publics, ainsi que par les simples citoyens soucieux d'harmonie à long terme dans les rapports sociaux.
Dans la plupart des cas, que ce soit le port du kirpan à l'école, la mise en place d'un erouv à Outremont ou le port du voile islamique par les jeunes filles en milieu scolaire privé, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, sinon les juges des plus hautes cours, ont statué en faveur des minorités et suggéré précisément l'application d'un accommodement raisonnable. Aussi bien dans ce contexte rechercher dès le départ un espace de partage et de reconnaissance mutuelle, ce qu'ont tenté d'accomplir certains intervenants récemment cités de manière souvent négative dans les médias.
Contrairement à ce qui était attendu, le phénomène religieux n'est en effet pas près de disparaître au Québec et constitue même une nouvelle frontière inexplorée pour ce qui a trait à l'expression de la diversité.
Notre société a beaucoup à offrir à tous ses citoyens, notamment un espace de liberté individuelle fort précieux dans les circonstances, et qui inclut le droit de porter les signes extérieurs de sa foi ou d'en refléter les valeurs en public. Il importe toutefois de rappeler que l'accommodement raisonnable n'est pas une mesure équivoque ou partiale favorisant les seuls immigrants ou leurs descendants. Continuer de percevoir la diversité culturelle sous la forme d'une opposition entre nouveaux arrivants et Canadiens français, ou entre tenants d'une croyance religieuse et défenseurs de la laïcité, ne peut que contribuer à creuser un fossé encore plus profond entre Québécois de toutes origines. C'est précisément ce que l'application d'une forme ou l'autre d'accommodement raisonnable tente d'éviter.
Pierre Anctil

Institut d'études canadiennes, Université d'Ottawa


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