À écouter un discours qui semble de plus en plus répandu au Québec, surtout ces derniers mois, on croirait que la société québécoise, subissant la «mauvaise influence» du multiculturalisme canadien, est en train de renoncer à elle-même en multipliant les accommodements déraisonnables et autres concessions fondamentales à l'identité des autres. Le kirpan à l'école, réclamé par une famille sikh, aurait fait boule de neige, si l'on peut dire, de sorte que nos valeurs culturelles et identitaires seraient d'ores et déjà vouées à la disparition. L'avenir, ce serait une société québécoise complètement babélienne, tellement fragmentée en revendications de toutes sortes qu'elle n'aurait pu la moindre cohésion, en même temps que le passé canadien-français, qui a été à l'origine du Québec moderne, ne serait bientôt plus qu'un vague souvenir.
Dans ce discours, largement répandu dans les élites québécoises, le terme de «multiculturalisme» est toujours péjoratif, sans doute avant tout parce qu'il est associé au Canada. Pourtant, les politiques interculturelles du Québec, visant à l'intégration des immigrants, n'ont jamais été purement et simplement assimilatrices, et en ce sens, le Québec contemporain, depuis l'adoption de la loi 101 en 1977, s'est toujours largement inspiré d'un point de vue multiculturel, qui reconnaît que la diversité des cultures et le pluralisme sont des valeurs québécoises. Seulement, pour plusieurs, il faudrait que cela aboutisse à une situation simple, qui se réglerait à coups de lois générales et d'interdictions catégoriques. On ne cesse de flairer le danger de l'exception, on monte en épingle telle erreur, telle demande abusive, en suggérant qu'il est question de se tenir debout, c'est-à-dire d'y aller à coups de diktats et de contraintes. On veut bien une certaine dose de pluralisme, mais à condition que tout soit clair, bien tranché, uniforme. On en voit plusieurs qui rêvent tout haut au modèle français! Pourtant, la notion d'accommodement raisonnable, comme l'épithète l'indique, ne suppose aucunement un renoncement à soi. Qu'elle fonctionne au cas par cas, comme l'a souvent rappelé l'avocat Julius Grey, peut bien gêner une certaine rationalité cartésienne, mais c'est le prix à payer pour accueillir la différence et cela suppose aussi que l'on peut et doit refuser quand la demande est abusive.
Une méconnaissance
de la condition d'immigrant
Mais il y a pire, dans la critique actuelle qui se fait des accommodements raisonnables. C'est la méconnaissance effarante de la condition immigrante qu'elle véhicule plus ou moins consciemment. On en vient à prétendre, sans sourciller, que c'est toujours nous, Québécois d'origine, qui aurions à supporter la pression des accommodements! Comme si être immigrant, ce n'était pas dès le premier jour de l'arrivée, avoir dû s'accommoder de multiples manières, se conformer à d'innombrables demandes imposées par la bureaucratie, les institutions, les manières de faire et de dire, les règles qui régissent la vie quotidienne.
Je connais et fréquente depuis plusieurs années des immigrants d'origines diverses: Algériens, Italiens, Congolais, Roumains, Haïtiens. Ce que je vois, ce sont des gens qui ont tout laissé derrière eux et qui se fraient difficilement un chemin dans la société québécoise, dans son système d'éducation, son marché de l'emploi, ses conditions de logement. Plusieurs, même avec une jeune famille, travaillent le jour et étudient le soir, parce que leurs diplômes ne sont pas reconnus et qu'ils espèrent améliorer leur condition. À Montréal surtout, ils doivent en outre composer avec des demandes linguistiques redoublées: savoir le français, mais aussi connaître l'anglais, et de préférence avec un accent pas trop déconcertant dans les deux cas. Et je passe sous silence le reste, qui est de toutes façons largement documenté dans des études sur les immigrants que personne ne semble lire, et dans des textes d'écrivains comme Marco Micone et plusieurs d'autres, depuis au moins vingt-cinq ans.
Pas plus que nous, les immigrants ne sont des anges: parmi eux, il se glisse forcément certains arrogants, quelques irresponsables. Depuis longtemps débarqués, plusieurs idéalisent leur pays d'origine. D'autres ont l'accusation de racisme trop facile. Mais la très grande majorité d'entre eux en sont tout simplement à traverser l'une des expériences humaines les plus éprouvantes qui soit: s'arracher à son milieu d'origine et tout recommencer ailleurs, sans statut, en n'étant personne, et souvent à partir de zéro. Alors, quand ceux-là entendent des Québécois se plaindre de devoir toujours s'accommoder, et même d'être les seuls à le faire, il auraient toutes les raisons de sourire, et un peu amèrement.
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Pierre Nepveu, Professeur et écrivain
L'autre bout de la lorgnette
Accommodements raisonnables
Pierre Nepveu5 articles
Écrivain et professeur de littérature à l'Université de Montréal
Né à Montréal en 1946, Pierre Nepveu est poète, essayiste et romancier et il est professeur émérite de l’Université de Montréal, où il a enseigné la littérature de 1978 à 2009.
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Écrivain et professeur de littérature à l'Université de Montréal
Né à Montréal en 1946, Pierre Nepveu est poète, essayiste et romancier et il est professeur émérite de l’Université de Montréal, où il a enseigné la littérature de 1978 à 2009.
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