Tandis que tous s'entendent pour dire que la victoire de Barack Obama est «historique», nul ne semble considérer ce que cette distinction signifie. Que veut-on dire par cette curieuse précision? Une «élection historique», cela suppose-t-il qu'il y en aurait des non historiques? Évidemment, il y a cette question des premières fois: de la première candidate à la vice-présidence et du premier candidat afro-américain. Toutefois, bien qu'elles soient significatives, ces questions occultent dans l'anecdotique, dans le fait historique singulier, le sens plus profond de la relation entre politique et histoire.
Cette insistance sur le caractère «historique» de l'élection d'Obama ne peut s'envisager sans un retour sur la thèse de Francis Fukuyama sur la «fin de l'histoire». Amplement discutée, la thèse de Fukuyama constate la victoire de la démocratie libérale sur les autres formes sociales et politiques s'étant succédé dans l'histoire mouvementée du XXe siècle. Selon cette thèse, des moments antidémocratiques et des crises du libéralisme surviendront sans doute encore, mais sans jamais remettre en cause la validité d'un modèle idéal et définitif. Pour Fukuyama, la démocratie libérale est l'aboutissement d'un long progrès qui, enfin, se réalise pleinement.
Dans ces termes, un éventuel retour de l'histoire signifie nécessairement la remise en question radicale de ce modèle et de ses institutions. Or, il n'y a évidemment rien de tel à l'horizon de l'élection historique d'Obama. Cette élection, quoique historique, ne signifie pas la remise à l'ordre du jour du despotisme oriental ni une quelconque restauration, bien au contraire. Ce dont il s'agit plutôt, c'est de la possibilité même de penser le présent en continuité, dans les termes d'un passé historique intelligible. L'élection d'Obama est historique en ceci qu'elle rattache les institutions américaines à leur propre histoire, celle d'un pays d'immigration, celle de la lutte pour les droits civiques, celle de tout ce qui a fait de l'Amérique un enfant de l'histoire qui se réalise dans le monde. Telle est la première signification d'une élection historique, une élection qui peut se réfléchir à l'aune des lois de l'histoire à l'oeuvre dans le monde.
Assurément, l'élection d'Obama s'inscrit pleinement dans cette logique messianique de la «destinée manifeste» selon laquelle l'Amérique réalise un projet divin. Cette idée d'une destinée manifeste est centrale dans la vie politique américaine, de George Washington à John F. Kennedy dont le «Demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays» implique cette même force abstraite et indépendante du monde humain que le «I'm asking you to believe» de Barack Obama. Différentes versions de ces lois de l'histoire, toutes plus «naturelles» et «fondamentales» les unes que les autres, servent de tout temps les différentes options politiques, de la lutte des classes marxiste au Lebensraum nazi et jusqu'à l'actuel progrès technoscientifique. Ainsi, et n'en déplaise à Fukuyama, c'est encore une de ces bonnes vieilles mécaniques de l'histoire qui, avec Obama, poursuit sa route.
Cette continuité de l'histoire repose évidemment la question de son «sens». Puisqu'elle ne saurait s'arrêter à un éventuel stade ultime, il faut bien reconnaître que l'histoire, en soi, n'a pas de direction, ni de but. L'élection d'Obama n'est en aucun cas le résultat d'une quelconque cause première. Les institutions américaines et leur histoire ne «contiennent» en aucun cas l'élection d'Obama. La destinée manifeste, ce n'est jamais tant la réalisation du destin qu'une simple «mise en destinée» de ce qui, dans l'histoire, est à un certain moment manifeste. En d'autres termes, il n'y a destinée manifeste seulement qu'a posteriori, rétroactivement. En effet, qui aurait bien pu prédire, il n'y a pas si longtemps, qu'un Afro-Américain serait président des États-Unis? Pourtant, l'élection d'Obama nous semble bien avoir un sens, et un sens «historique» de surcroît. Voilà la seconde signification d'une élection historique, une élection qui résiste à toute explication dans les termes de «lois» de l'histoire. Telle est toujours la seule véritable histoire qui, insoumise à d'éventuelles lois, en est plutôt la source. C'est l'histoire sans rien de plus, sans foi ni loi.
L'élection d'Obama, du fait même qu'elle semblait historiquement impossible hier, nous enseigne aujourd'hui une leçon capitale quant à l'histoire et son sens. L'histoire et sa signification sont des créations humaines, et de telles créations sont indéterminées. En soi, elles n'ont a priori aucun sens. Aucun sens n'est antérieur à l'histoire dans laquelle il émerge. «Yes we can», c'est métaphoriquement accepter le fait que l'histoire n'a pas de sens, que nous sommes les seuls maîtres de l'histoire à laquelle nous donnons un sens spécifique, pour nous, ici et maintenant. «Yes we can», c'est refuser un éventuel état social et politique définitif et figé, par-delà l'histoire.
Du point de vue de l'histoire, ce que l'élection d'Obama permet, c'est de reconsidérer la thèse de Francis Fukuyama en réintégrant ce que nous avons cru être l'après-histoire au sein même de l'histoire, à qui appartient ses erreurs. L'élection d'Obama réfute catégoriquement les thèses de la «fin» ou des «lois» de l'histoire. Elle nous oblige plutôt à prendre la responsabilité de l'histoire et de son sens au sein de la sphère politique. Dans le contexte de l'élection québécoise, il est navrant de constater cette réticence à faire et à proposer un sens à l'histoire. Triste spectacle que ce slogan du Parti libéral, «Oui, l'économie d'abord», qui témoigne seulement de la tyrannie d'un présent sans histoire et donc, nécessairement sans futur. Et que dire de cette nouvelle timidité du Parti québécois qui, après avoir longtemps porté un véritable projet historique, semble plier l'échine dans l'air du temps, oubliant qu'un projet historique est par définition impossible avant qu'on ne le réalise? Comme l'écrivait déjà Platon dans le Théétète, «le mal éternellement fait sa ronde parmi les humains». Aujourd'hui plus que jamais, souhaitons que l'élection de Barack Obama nous donne le courage de rejeter le fatalisme pour accepter la lourde responsabilité du cours de l'histoire.
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Dominique Trudel, L'auteur est doctorant et chargé de cours à l'Université de Montréal. Il est spécialiste de la théorie politique.
Qu'est-ce qu'une élection historique?
Présidentielle étatsunienne
Dominique Trudel2 articles
L’auteur est doctorant et chargé de cours à l’Université de Montréal. Il est spécialiste de la théorie politique.
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