Pierre Falardeau (1946-2009)

Profession : homme révolté

Pierre Falardeau : 1946-2009


Ce matin-là, pendant ma trotte au bord du grand fleuve, ce n'est pas le vent salin du large que je sentais, comme la veille, mais les fumiers épandus plus haut sur les terres. Brise de terre le matin, brise de mer le soir. Est-ce que les gens remarquent encore ces choses-là, quand ils n'ont qu'à se «ploguer» sur le Canal-météo ou se «googliser» la carte du ciel pour savoir le temps?
Le soir, dans ma cabane à Sainte-Flavie, j'avais les mains pleines de pouces avec les trois télécommandes, et juste pour allumer la télé, il fallait au moins un postdoc, alors j'ai laissé tomber. C'était aussi bien. Je n'aurais pas le Falardeau des infos dans les pattes. Je resterais seul avec le mien, et un verre de bordeaux, les journaux, le bruit des vagues au bord de la nuit.
Forcément, je pensais à lui. En raison peut-être de ce saut plus tôt à la nouvelle bibliothèque Olivar-Asselin de Sainte-Flavie, rebaptisée ce jour-là en l'honneur de l'ancien rédacteur en chef du Nationaliste, cofondateur du Devoir et ardent polémiste qui souffleta le premier ministre Taschereau, fit de la prison et accumula des dettes avant de s'éteindre à l'âge de... 62 ans. Et ensuite, dans l'auto, je crois rêver: Foglia et Falardeau, les deux têtes de vache préférées des Québécois, qui croisent le couteau à beurre dans cette reprise d'une émission de radio d'une si parfaite nullité, d'habitude. J'étais arrivé, arrêté devant ma cabane, vissé à la banquette de l'auto et incapable de bouger. Et, au cours de l'après-midi précédent, je n'avais jamais vraiment cessé de penser à lui, en raison (même si c'est plus long à expliquer) du pays que je traversais, celui de Perrault et des voitures d'eau ayant sombré dans l'abîme du rêve, et du fumier qui revolait des épandeuses derrière les tracteurs, et des grandes nappes de noce d'oies blanches étendues sur les champs.
Je dégustais mon bacon-laitue-tomate au Fameux, c'était le printemps, quand des coups cognés sur la vitrine m'ont fait lever les yeux. Son sourire de tête à claques qui tranche comme un steak cru dans sa vieille face. Il est venu s'asseoir, m'a lancé: «Il paraît qu'on a failli être invités au même souper. Ça veut-tu dire qu'on n'est plus en chicane?» «Ça doit vouloir dire ça», ai-je convenu. La dernière fois, il m'avait sacré une couple de claques sur la gueule au téléphone. Cette fois, c'est un tout autre Falardeau qui me confie qu'il ne fera plus de films et que l'écriture, «mon câlice de crayon et une câlice de feuille», lui suffit amplement. Il y a trouvé cette liberté qui, aux dernières nouvelles, n'était toujours pas du lait caillé. Un homme fatigué, mais encore capable d'en fatiguer certains.
À la librairie L'Alphabet de Rimouski, on ne peut pas dire que c'est la ruée, le Klondike falardien. On me déniche un exemplaire des Boeufs... au rayon «Histoire», le petit dernier (Rien n'est plus précieux...) dans la section des livres sur l'art. On me cherche La liberté n'est pas une marque de yogourt parmi les ouvrages de socio, en vain. Le Falardeau écrivain, de toute évidence, reste à classer...
Profession: homme révolté. Il aimait citer ce Camus-là, qu'il avait mal lu, je pense. Cet été, m'y étant mis, j'ai cherché «Nécessaire mais injustifiable» placé en exergue de son Octobre, sans l'y trouver. Pour Camus, le seul révolutionnaire qui pouvait trouver grâce devant l'histoire était celui qui, en un sacrifice logique, payait de sa propre vie celle qu'il ôtait. Comme le Kaliaïev des Justes, pour qui la seule rédemption possible est l'échafaud.
L'affaire Ryan continuait de le suivre, jusque dans cette conversation à fourchettes rompues avec Foglia samedi soir. J'écoutais Falardeau citer, pour sa défense, les camionneurs et les chauffeurs de taxi, l'homme de la rue, mais lui, qui plaçait si haut la boxe, ce combat loyal, d'homme à homme, où nul mensonge n'est possible, ne semblait pas comprendre que ce qu'on lui avait reproché n'était pas tant le gros mot utilisé que le fait que l'autre n'était plus là pour relever le gant. On ne frappe pas un homme à terre. Encore moins un homme sous terre. Sauf que cette histoire allait ensuite inspirer, à un Falardeau martelé de partout, ceci, de magnifique: «Je redécouvrais la force des mots, le pouvoir de l'écriture, la violence de la plume, la force de la littérature. Et la solitude.»
Hôtel Rimouski, dans une chambre bien américanonyme qui tourne le dos au grand golfe couvert d'oies blanches et d'eiders et dont la bay-window donne sur le décor rococo-lonial de la piscine et le Québec-casque-de-bain des grosses madames évachées dans le spa, je lis Falardeau. Je ris. Je pisse des larmes d'hippopotame du Congo belge. C'est un remède de joual pour le système de défense identitaire. Il m'arrive de grimacer. Je n'avale pas tout. Je ne crois pas au «parler vrai». Une énormité est encore du vocabulaire. Je crois au style qui est l'homme, et Pierre Falardeau en a tout un. Alors, le lire comme un écrivain, ouais. Accepter de se frotter à cette prose en forme de coups de poing dans le front, et tant pis pour la porcelaine quand l'éléphant de la mémoire charge au milieu d'un Wal-Mart d'idées.
À Sainte-Flavie, avant de partir, j'ai marché vers le quai, dans un vent de tempête. Je saute par-dessus une conduite bétonnée, probablement un égout, car qu'est-ce que la mer, sinon la somme liquide de toute pourriture? Au milieu du quai, un écriteau, sur lequel se détachent une feuille d'érable et le mot «Danger», m'intime de rebrousser chemin, mais je continue et m'avance sur les boiseries défoncées qui me rappellent le vieux crib de mon enfance sur le front de mer de Maria. Je reviens lentement vers la terre. Un loup marin sort sa tête périscopique du sucre brun des vagues ourlées d'écume. Sur la plage, un homme joue de l'accordéon, des femmes autour de lui esquissent un pas de danse. «Je ne chante plus...», entonne l'une. Et pourtant, elle chante. On dirait une scène de film. Demain, je repasserai par les battures et les champs bonifiés, couverts de graines oubliées et d'oies blanches. Ce pays tellement beau qu'il me bouleverse. Un rire de femme que le vent emporte me suit pendant que je m'éloigne le long de la grève. Elle chante maintenant Que calor la vida. Allez. Salut, fumier.
***
Rien n'est plus précieux que la liberté et l'indépendance
Pierre Falardeau
VLB Éditeur
Montréal, 2009, 257 pages


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->