Le regretté John Grube, de Toronto, esprit frondeur et social-démocrate qui, pour toutes les bonnes raisons, avait un contentieux avec l'establishment canadien, me disait en 2002 quelque chose comme: «Nous, Canadiens de gauche, avions toujours vu dans les Québécois des paysans, le coeur à droite et la tête sous la soutane.» Chômage, Famille, Patrie, bref. Il ajoutait: «Mais les années 60 sont arrivées et les culs-terreux sont devenus des terroristes. Alors vous avez commencé à nous intéresser...»
On doit à Grube quelques nouvelles jamais traduites, une docufiction d'investigation inédite sur la Crise d'octobre et un petit ouvrage un peu austère, du genre thèse, sur François-Albert Angers, pas très folichon comme personnage. En fait, Grube retardait d'une ou deux générations. Car au même moment, un autre Canadien francophile quittait Ottawa et plongeait dans la marmite de soupe aux pois. «J'en avais assez, racontera plus tard Malcolm Reid, d'être un Canadien anglais. S'il y a une question qui se pose dans mon pays, me disais-je, c'est le Québec qui la pose.» Ce ne sera pas bien long avant que le Canada arrive avec sa propre interrogation existentielle: What does Quebec want?
Au départ, tout semblait pourtant prédisposer Reid à une enviable carrière de bloke: au tournant des années 50, il étudie à McGill, travaille au Canadien Pacifique, achète même sa lecture, imaginez, au rayon des livres chez Eaton, le défunt paradis des «grosses maudites anglaises». C'est là qu'il tombe un jour sur les Insolences d'un drôle de moine dont ce brassage de cage constitue la précoce apothéose. Desbiens sera beaucoup moins drôle en éditorialiste de La Presse. Peu importe. La Révolution tranquille est lancée...
Pour Malcolm Reid, comme pour le Québec, l'année charnière est 1963. Les premières bombes séparatistes sautent. Combattant l'ire par l'ironie, le docteur Ferron invente le Parti Rhinocéros. En octobre, fondation de la revue Parti Pris. Son programme «séparatiste, socialiste et laïque» contient en germe toutes les tensions et contradictions qui vont déchirer la gauche d'ici pendant près d'un demi-siècle -- si on considère qu'elles trouvent aujourd'hui un écho affaibli dans la lutte larvée qui continue d'opposer les tenants du «projet de société» aux caribous, ou partisans pressés de l'indépendance pure.
Parti Pris. D'abord la revue, puis une maison d'édition, enfin, le Club. Ces jeunes gens qui forment à la fois une école littéraire et un mouvement politique, pendant que Bourgault et son RIN dérivent tranquillement vers le centre, vont poursuivre une réflexion qui aura des conséquences incalculables sur la suite de l'histoire du Québec: forts de leurs lectures et du vent de révolution qui souffle alors sur le monde, ils arrachent le nationalisme au terreau historique de la droite. «Tout à coup, c'était possible d'être à la fois socialiste et indépendantiste sans se sentir déchiré.» Un virage qui ne se peut qu'au prix d'une adaptation de la réalité locale à la grille d'interprétation héritée de Sartre, Fanon et cie. La décolonisation est la goutte de Krazy Glue qui doit faire de l'indépendance politique et du socialisme un couple inséparable. Mais le mode d'emploi s'avère trop compliqué pour le prolétariat du cru. Et le Québec n'est pas l'Algérie.
Le fait que le livre de Reid, fruit de ses années d'«enquête» sur le terrain (et dans les tavernes où se tiennent ses archives vivantes devant des verres de bière à dix cennes), d'abord paru en anglais en 1972, ne trouve son «public naturel» (le mot est de l'éditeur) que maintenant, est en soi une illustration du thème éculé des deux solitudes. Quelque part entre la tentative sociologique, le nouveau journalisme et l'analyse de textes, son portrait de famille, avec ses premiers de classe et ses sujets dysfonctionnels, semble répondre avec une trentaine d'années d'avance à celui, pancanadien, de Noah Richler. Entre ses amitiés et les mythologies du temps, ce qui revit sous nos yeux, avec une empathie non dénuée d'esprit critique, dans un constant effort de compréhension, c'est l'espace d'une Rencontre. Ce sont les taudis de l'Est et leurs fameux escaliers aujourd'hui recensés dans les guides touristiques, c'est le joual étandardisé, l'auteur du Cassé en dandy ti-casse, un Paul Chamberland en jeune marié, le Major des débuts, Godin, Maheu.
D'un point de vue personnel, j'ai été peiné par l'agacement mal dissimulé de l'auteur devant Miron. Ne pouvant le juger sur pièce (les poèmes sont encore disséminés aux quatre coins de la ville), il fonde son impression sur le personnage, l'homme de la rue, étranger aux agendas, toujours sur une patte. Et comment juger cet orignal urbain à lunettes selon les critères d'Ottawa? On lit aujourd'hui Le Cassé comme une curiosité historique, mais les mots de Miron continuent d'implacablement se plaquer sur nos vies, nos voies profondes.
Les partipristes dont les idées ont le mieux vieilli sont bizarrement les moins écrivains (au sens poétique et romanesque, disons) de la bande. C'est Pierre Maheu, le plus solide penseur du lot, empêtré dans la contradiction de son travail pour une agence de pub, mais qui annonce la liberté paradoxale de la consommation, de la post-révolution marchande. Et c'est Laurent Girouard qui, déjà, entreprend des fouilles archéologiques sur les sites des campements indiens désertés afin de retisser le sens de notre appartenance métissée à ce continent, et il regarde vers l'Amérique latine. Pour, qui sait, peut-être un jour reféconder la légitimité de notre présence au sein d'une Amérique des Nations, et alors au diable Fanon...
La génération de Parti Pris va culminer le 8 octobre 70 avec la lecture du Manifeste du FLQ. L'esprit du Manifeste est clairement partipriste: un appel à la révolution, en langue populaire, relayé par des moyens de diffusion de masse. Tout ce dont ils avaient rêvé. Une semaine après, l'armée était à Montréal.
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Notre parti est pris
Malcolm Reid
Traduit par Héloïse Duhaime
Les Presses de l'Université Laval
Québec, 2009, 344 pages
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