C'est bizarre, la mondialisation. Les capitaux sont transnationaux. La parole aussi, en principe. Mais elle ne voyage pas toujours aussi bien. Le fric peut provenir des plus grandes places financières de la planète, l'opinion, elle, devra être tricotée dans la meilleure laine du pays. C'est ainsi que l'on pense encore au pays de Québec.
S'autoriser des quelques erreurs factuelles contenues dans le désormais fameux article de Le Clézio dans Le Monde, publié la semaine dernière, pour refuser de débattre des idées de son auteur était un exercice facile et je comprends très bien que la classe médiatique locale n'ait pu y résister. Mais si l'on s'en tient au sens des mots, présenter Hydro-Québec comme une multinationale «caractéristique du grand capitalisme» était plutôt bien vu, je trouve.
Peut-être est-il fini le temps où les ingénieurs du cru se faisaient tasser par la Bechtel de San Francisco à l'intérieur même de la Société d'énergie de la Baie-James, mais notre expertise collective aide désormais à barrer des fleuves chinois. Et quand un gouvernement devient dans les faits le bras légal de la grande entreprise, la soi-disant société d'État doit être considérée pour ce qu'elle est, ni plus ni moins: une grosse compagnie.
Peau de chagrin
Le Clézio n'a pas raison d'affirmer que le projet de la Romaine condamne le peuple innu à la mort. D'autre part, même une visite éclair des lieux le convaincra aisément que le mode de vie ancestral dont il est question dans sa lettre est une peau de chagrin dont les pouvoirs spirituels n'opèrent pas toujours devant l'avance au galop du monde techno-industriel. Le Clézio a raison sur l'essentiel, ce qui n'est déjà pas si mal: «Pour répondre à la demande grandissante d'énergie des régions les plus avides de notre planète, l'on sacrifie l'existence, l'avenir, la beauté du précieux héritage commun.» C'est de cela qu'il faut parler.
Le 26 juin dernier, je me trouvais sur les bords de la Romaine, en train d'aider («essayer d'aider» serait plus juste...) trois Innus à dresser un campement traditionnel sur une longue pointe de sable où un vent allié venait balayer taons et mouches noires. Un peu plus loin, la structure nue du shaputuan, équivalent innu de l'arbre à palabres, avait la beauté d'une oeuvre d'art abstraite. Ce sont des images de calme et de paix. À l'intérieur, cependant, j'étais déchiré par un extraordinaire contraste, habité par de tout autres scènes.
La veille, en compagnie du cinéaste Pierre Bastien, j'avais visité, loin en amont de l'île où nous étions, le chantier de la Romaine. Une expérience presque amusante. Comme se promener dans un gigantesque parc Tonka. Avec un casque de sécurité sur la tête et, sur les épaules, le même dossard fluo que les autres, c'est comme si vous deveniez soudain «one of the boys». Un bon travaillant, fourmi dans la fourmilière.
Rien pour l'arrêter
Je ne sais pas bien comment parler de ce que j'ai vu là-bas. Je ne le savais pas, avant l'autre soir. Jamais encore je n'avais été saisi d'un tel sentiment d'écrasante fatalité devant la marche inexorable du progrès. Ça vous prenait à la gorge. On n'en était encore qu'au chantier du camp de base (le «pad»), un kilomètre au nord de la 138, et au milieu des nuages de poussière et des rugissements de la machinerie, du va-et-vient des bulls, des grues, des grattes, des excaveuses et des camions à benne Volvo, on avait l'impression de comprendre enfin ce que les gars du Havre, eux, savaient déjà bien avant que les béni-oui-oui du BAPE se fassent aller le tampon: ce projet-là se ferait, pour toutes les bonnes raisons (lutte contre le chômage et l'exode des jeunes) et toutes les mauvaises (nourrir le Moloch d'une civilisation hyperactive; le grand mensonge d'une énergie verte) et rien ne pourrait l'arrêter. Je n'avais qu'à regarder autour de moi.
Rien ne pouvait déjà plus l'arrêter. Et c'est ce que les négociateurs de la société d'État ont sans cesse répété à leurs vis-à-vis innus de la bande d'Ekuanitshit. Le projet va se faire.
À partir de là, on peut discuter... Ils étaient d'autant mieux faits pour s'entendre, tous ensemble, que les négociateurs innus étaient eux-mêmes gracieusement payés par la compagnie Hydro-Québec, promoteur du projet!
John Saul nous dirait sans doute qu'il s'agit là d'un bel exemple de la circularité de la pensée autochtone. Voici Grand-Père Diderot de Québec, présidant à table, y dispensant ses largesses d'un bord comme de l'autre, reconduisant, à l'ère technocratique, un paternalisme qu'on croyait disparu, mais qui a simplement été modernisé et recyclé, comme pas mal tout le reste.
Souvenir de Vigneault
Quatre barrages. Quatre bassins. Quatre, quatre, quatre, disaient les canards, les perdrix et les sarcelles.
Quand nous avons roulé encore dix kilomètres plus au nord, sur ce chemin de terre tout neuf déroulé au milieu des tourbières condamnées, des abatteuses à l'oeuvre, des rochers éventrés et forés et fourrés de bâtons de dynamite, dans la poussière et le bruit toujours, et que nous sommes parvenus tout à la pointe de ce dispositif géant, au bord d'un fleuve appelé la Romaine, de sa petite plage de sable jonchée de fragments de pierre éclatée projetés par les dernières explosions, juste en haut de la deuxième chute, je me suis rappelé le Vigneault de Fer et titane: «Des animaux vont périr [...] / Mais regarde-moi donc dans les yeux / Tout ce monde à rendre heureux...»
Je savais déjà que je n'étais pas venu sauver la Romaine. Je n'écris pas ceci pour sauver la Romaine. Peut-être la Sheldrake. Peut-être la Mécatina, un instant tombée dans les bonnes grâces du BAPE, puis aussitôt sacrifiée par la babilingue et bêlante catin qui nous sert de premier ministre.
J'écris ceci pour l'amie blanche qui m'a aidé à comprendre ce que j'avais vu et senti là-bas, à la Romaine.
C'est une tragédie, m'a-t-elle dit. Dans une tragédie, impossible d'échapper à son destin: on tue le père, on viole la mère et on s'éborgne soi-même et tout est écrit d'avance. La perte est irréparable et il n'y a aucune issue.
Et c'est ce que vivent présentement les Innus de la bande de Mingan. Quand il écrit que «la destruction de la rivière Romaine [est] un drame irréversible...», J.M.G. Le Clézio commet une autre erreur, mais minuscule, celle-là.
Ce n'est pas un drame. Il faut que cela soit dit, et que les bons mots soient utilisés: le harnachement de la rivière Romaine est une tragédie.
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Louis Hamelin, Écrivain et collaborateur du Devoir
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