Ce texte de l'essayiste Pierre Vadeboncoeur constitue le point final des témoignages rendus lors des funérailles de Pierre Falardeau en l'église Saint-Jean-Baptiste, ce samedi 3 octobre. Lors de la cérémonie, c'est le comédien Luc Picard qui en donne la lecture. Pierre Vadeboncoeur était l'un des écrivains préférés du cinéaste décédé le 25 septembre, à l'âge de 62 ans.
Pierre Falardeau, l'artiste, le patriote, le contestataire, l'humaniste virulent, nous a quittés pour ainsi dire abruptement. Qui se serait attendu à ce départ? Il débordait de vie. Je l'avais rencontré au printemps, prenant part avec lui à une émission radiophonique. On sait aujourd'hui qu'il était malade depuis longtemps, mais rien alors n'y paraissait. Je l'ai vu, en cette occasion, pétulant comme toujours, énergique, sur la brèche. Je ne me doutais vraiment de rien. Nous avons appris depuis peu qu'il était gravement atteint. Ce contraste est à son image: l'homme était si extraordinairement vivant que ses misères mêmes, nous n'en devinions rien. Il les cachait, d'ailleurs.
Alors, voilà: du jour au lendemain, pour nous, il devient un souvenir, un exemple, une figure, un symbole, qui s'inscrit dans l'histoire.
Je désire d'abord évoquer le personnage tel qu'il fut, tel qu'il se manifestait au quotidien ou dans son action.
Il était tout en mouvement, plein d'activité et, ce qui fait contraste, très présent néanmoins aux individus, très attentif. Des gens l'arrêtaient fréquemment dans la rue. Les gens le connaissaient, ainsi que son action et le sens qu'elle avait. Ils aimaient son tempérament fougueux, son parler sans détour.
Chemin faisant, il semait des aphorismes, dont plusieurs méritent de rester, comme ceux-ci: «On va toujours trop loin pour les gens qui ne vont nulle part» ou «Pour les lâches, la liberté est toujours extrémiste». Il avait l'art de la formule. Son discours était percutant.
Je me souviens de nos conversations, relativement peu fréquentes mais pleines de sens. Il se livrait lui-même dans ses propos, quand il parlait de politique. C'était caractéristique. Falardeau se révélait en effet, car il parlait avec son âme, quel que fût le sujet. Alors, quand je me rappelle sa conversation et que j'essaie de préciser l'impression qu'elle me laissait, je me rends compte qu'une qualité particulière ressortait de ses paroles comme de ses actes. Qu'était-ce donc? C'était, tout au fond, la bonté.
La bonté. La justice aussi, non pas une justice froide, mais plutôt celle, surabondante, non négative, dont on s'inspire pour rendre leur dû à ceux qui le réclament avec besoin: le peuple, la nation, les laissés-pour-compte. Pierre Falardeau débordait de cette richesse intérieure, dont il ne faisait pas parade, bien au contraire.
Mais il connaissait aussi une autre justice, une justice de combat, celle de son action politique. En cette matière, il était intraitable. Il ne faisait pas de quartier. Il ne cédait pas un pouce de terrain. On l'a bien vu, encore une fois, quand il a combattu d'une manière soudaine et sans réplique le projet fédéral de donner une représentation publique de la bataille des plaines d'Abraham. Qu'est-ce qu'on proposait donc? Une capitulation symbolique, maintenant? Raisonnement immédiat du militant: la France a-t-elle jamais célébré la bataille de Waterloo? Alors, Falardeau, de sa propre autorité -- et seul, remarquez-le -- a apostrophé les responsables. Ce n'était pas une simple protestation, c'était une mise en demeure, péremptoire, définitive. L'éclat de ce geste individuel a été tel que le fédéral a reculé, armes et bagages. «Notre pays a été conquis par la force et annexé par la force», avait écrit Falardeau.
Son intervention a été suivie d'effets. Dans la foulée, l'idée a germé de lancer dans le public une spectaculaire rétrospective de quatre cents ans d'histoire. À cette fin, on a, en s'appuyant sur une série de textes fondateurs, créé ce qu'on a appelé Le Moulin à paroles. Le raccord se faisait là avec la continuité foncière de notre histoire, par-delà la Conquête, et aussi en contradiction avec nos hésitations actuelles.
Tout cela était dans la ligne de ce que Falardeau n'avait jamais cessé de rechercher. Ses derniers jours ont donné en quelque sorte son testament humaniste et politique. Qui peut savoir si une nouvelle étape ne commencera pas ici, dont il aurait été à l'origine comme une cause fortuite? Les journaux, en tout cas, ont été remplis de sa présence pendant plusieurs jours après son décès. Cela est-il prémonitoire? Il est beau de voir la dépouille d'un homme auréolée du sens même de sa vie.
Parlons maintenant, trop brièvement, de son cinéma. Parmi sa production, mentionnons par exemple Le Party ou Le Steak, des films coups-de-poing. Le cinéaste dirige le regard le plus direct sur une humanité crue. Le choix de pareils sujets est hardi pour un artiste, parce qu'il traite une matière aussi rébarbative avec un sentiment profond des réalités humaines.
On peut retenir aussi, dans un bien autre registre, Le Temps des bouffons. L'ironie, le persiflage sont quelque chose d'extrêmement rare au cinéma. Pour faire ce film, un film très court, Falardeau s'introduisit au Beaver Club où, pendant une vingtaine de minutes, il immortalisa la bêtise... Deux ou trois bourgeois bien connus, hommes publics, s'y donnaient en spectacle, dont un ex-ministre fédéral. Pareille scène est sans prix, comme dans Molière.
Mais il faut surtout rappeler le chef-d'oeuvre de Pierre Falardeau: 15 février 1839. C'est peut-être le plus beau film du répertoire québécois. Il porte, comme on le sait, sur l'exécution de Chevalier de Lorimier, à la suite de la Rébellion. Ce film n'aurait pas pu être réalisé sans une grande profondeur de pensée et un sens dramatique à l'avenant, ni sans que l'auteur fût lui-même personnellement envoûté par l'histoire nationale et imbu de la précarité de notre situation politique, dominée depuis plus de deux siècles.
Bernard Pivot, lors d'une émission de la série Double je, avait remarqué et distingué Pierre Falardeau, personnage du cru, un peu hirsute, ardent, et sa faconde, sa passion, son évidente authenticité. On aurait dit que Pivot entrait plus profondément dans la réalité québécoise par ce contact avec un pamphlétaire-né, et son langage, et ses manières de militant tout d'une pièce. Les Québécois n'ont généralement pas le flegme des Anglais. Pivot était bien servi.
La sincérité de Falardeau était sans faille. Elle se manifestait dans ses propos, dans ses gestes, dans ses excès aussi (ceux-ci, d'ailleurs, à certains moments, il faut bien le dire, poussés un peu trop loin). Cela compensait les prudences intéressées, l'inconscience politique, la mauvaise foi, dont il était l'ennemi juré.
Mais pouvons-nous ici risquer un paradoxe? Pierre Falardeau, l'extraverti, l'agitateur, fut aussi, plus profondément, un méditatif. Il n'aurait probablement pas, je pense, rejeté cette idée.
Il nous reste maintenant à faire le plus difficile, qui est de saluer cet homme au seuil du mystère, dans une pensée si possible optimiste, et en réfléchissant sur le temps. Nous le faisons collectivement, car c'est à nous tous que, dans sa vie, il n'a cessé de s'adresser. C'est parmi tous qu'il vivait. Alors, nous sommes venus, nous sommes présents. L'histoire devra maintenant fixer son souvenir dans son ampleur, et aussi son enseignement. Il a laissé des traces, des écrits, des oeuvres, des images, une leçon, des exemples; entre autres, celui de ne jamais abandonner. Que sommes-nous venus faire ici? L'en remercier, je crois.
Pierre Falardeau (1946-2009)
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