Michel R. Saint-Pierre serait-il l'architecte de ce que deviendra l'agriculture du Québec dans les décennies à venir? On pourrait certainement le penser en considérant le rôle qu'il occupe depuis longtemps, et plus particulièrement ces dernières années, auprès des plus hautes instances du gouvernement québécois.
Il a produit récemment un rapport percutant dans lequel il propose une nouvelle génération de programmes de soutien financier à l'agriculture. Il a effectué ce travail en vertu d'un mandat reçu du conseil exécutif, le ministère du premier ministre. Pour remplir ce mandat en toute liberté, il a quitté complètement l'administration publique et la fonction de sous-ministre en titre au ministère de l'Agriculture, de l'Alimentation et des Pêcheries du Québec (MAPAQ). «J'avais reçu le signal d'être libre de proposer des choses sans égard à des liens historiques qui ont toujours marqué la relation entre l'Union des producteurs agricoles [UPA] et le MAPAQ. Il est difficile de sortir de cet engrenage sans heurter, sans provoquer de hauts cris», précisait-il lors d'une longue entrevue accordée au Devoir ces jours derniers. Pour sa part, il se dit assez d'accord pour présenter ce document comme un testament déposé en fin de carrière.
Son rapport, qui traite essentiellement de chiffres et de statistiques, s'inscrit complètement dans l'esprit du rapport de la commission présidée par Jean Pronovost, un autre ex-mandarin de la fonction publique. Cette commission a mis en avant un large éventail de propositions de nature à modifier sensiblement la vision qu'on a de l'agriculture, de ses pratiques et de ses programmes. «Elle avait soulevé de grandes questions en parlant entre autres de programmes de soutien financier qui étouffaient l'agriculture. C'était un peu son jugement, son constat», ajoute M. Saint-Pierre, à qui le gouvernement a justement demandé de se pencher sur cette question des programmes de soutien.
Large expérience
Ce choix n'est pas étonnant. Cet homme a passé presque toute sa carrière de près de 40 ans dans le secteur public agricole, comme directeur général à la SOQUIA (Société québécoise d'initiatives agroalimentaires), p.-d.g. à la Régie des assurances agricoles, président de l'Office du crédit agricole, président de la Financière agricole et sous-ministre; en somme, des fonctions qui ont toutes un rapport important avec l'argent. Au demeurant, dans les notes biographiques à la dernière page du rapport, on lit ceci: «C'est dans le poste de sous-ministre qu'il convaincra le nouveau ministre en poste, Yvon Vallières, de lancer les travaux de la Commission sur l'avenir de l'agriculture et de l'agroalimentaire québécois». En fait, M. Saint-Pierre aura été l'instigateur de toute cette remise en question du système agricole québécois, fondé sur un partenariat étroit, du moins jusqu'à maintenant, entre l'UPA et le MAPAQ.
L'élément déclencheur de toutes ces remises en questions aura donc été, dans une large mesure, un problème d'argent. Étant désormais à l'extérieur de la fonction publique, M. Saint-Pierre peut mettre complètement de côté la langue de bois, bien qu'il soutienne avoir tenu ce discours depuis 15 ans. Qu'arrivera-t-il de son rapport? Il n'en sait rien, répond-il, puisqu'il n'est plus dans l'engrenage gouvernemental. D'ailleurs, âgé de 65 ans, il prendra sa retraite le 17 mai prochain.
Vers un déficit de deux milliards en 2014
Son rapport se retrouvera-t-il sur une tablette comme tant d'autres? À tout le moins, ce rapport pourra servir le gouvernement dans ses négociations avec l'UPA pour le renouvellement d'une entente sur la Financière agricole, qui devra pour la prochaine année fonctionner officiellement avec un budget de 305 millions, même si ses dépenses atteindront 700 millions. Et voilà justement le problème sur lequel se penche M. Saint-Pierre. Cela veut dire, explique-t-il, que le déficit cumulé dépassera un milliard à la fin du présent exercice financier. Si cette tendance devait se maintenir, ce qui lui semble inévitable sans changements dans les programmes actuels, le déficit cumulé dépassera deux milliards en 2013-14.
M. Saint-Pierre remet en cause l'assurance stabilisation des revenus agricoles (ASRA), dont les primes sont payées au tiers par les producteurs et aux deux tiers par le gouvernement. Comme pour toute assurance, lorsque les versements aux assurés augmentent, les primes subissent inévitablement une hausse. En principe, les déficits doivent être amortis sur une période de cinq ans, mais, selon lui, on est arrivé à un point limite. «On n'est plus dans un équilibre actuariel. On ne peut pas étirer les primes pendant 35 ans pour amortir ce déficit qui va devenir monoparental, à la charge du gouvernement. Déjà, les gens disent que les primes n'ont plus de sens», soutient-il.
«L'ASRA a été conçue, il y a 30 ans, pour offrir un filet de sécurité aux producteurs lorsque les conditions sont mauvaises. Mais en 25, 30 ans les producteurs n'ont jamais fait leurs frais. On a une assurance blindée, pas un filet de sécurité. Sur 30 ans, c'est devenu un salaire», affirme l'ancien sous-ministre. Il dénonce une telle situation qui incite les producteurs à se tourner vers les productions ayant la protection de l'ASRA. Au fil du temps, cela les a encouragés à augmenter leur volume de production, contribuant ainsi à une plus grande croissance du déficit. Avec la protection de l'ASRA, «les producteurs perdent contact avec les signaux du marché et ont de moins en moins peur de s'endetter; ils cessent d'être des entrepreneurs en se considérant comme des employés de l'État».
De la «désinformation»
Cette description de la situation est complètement rejetée par l'UPA, qui dès la publication du rapport a parlé de «désinformation». Son président, Laurent Lacasse, accuse M. Saint-Pierre de vouloir tuer l'ASRA; il affirme que celle-ci est «non négociable», tout en trouvant souhaitable d'y apporter certains ajustements. Il suggère au gouvernement d'adopter un autre programme de protection pour les producteurs non touchés par l'ASRA. En fait, les grands bénéficiaires de l'ASRA sont les producteurs de porcs et indirectement les intégrateurs (propriétaires d'abattoirs et de meuneries détenteurs de contrats avec les producteurs). Il y a ensuite les producteurs de veaux et d'agneaux et 14 autres types de production à des niveaux plus modestes.
«J'ai essayé par tous les angles possibles de convaincre les gens de l'UPA, mais ils refusent même de voir que l'endettement des producteurs est devenu un facteur limite, que le système en est un qui marche à l'oxygène (paiements de l'assurance) de quatre à six fois par année. Nier ça, c'est irresponsable», accuse M. Saint-Pierre, qui ne cache pas avoir voulu donner «un électrochoc» avec ce rapport. Il reproduit dans celui-ci une annonce parue dans Le Bulletin des agriculteurs qui invite les producteurs «à la recherche de recettes fiscales» à considérer l'achat d'un tracteur et à s'endetter davantage. «On a délaissé tout ce qui était non financier pour le chèque à la poste», dit-il encore, laissant entendre qu'il reste peu d'argent pour la recherche, l'innovation et le développement d'autres types de production. Comme Pronovost, il propose «un soutien pour toutes les formes d'agriculture, ce qui ne veut pas dire toutes les fermes».
Contrairement à l'UPA, qui a accueilli ce rapport avec une extrême froideur, Benoît Girouard, président de l'Union paysanne, l'a reçu avec une grande joie. «Si le rapport Pronovost proposait de redonner de l'oxygène à l'agriculture, le rapport de Michel Saint-Pierre propose ni plus ni moins que d'apprendre à respirer à l'air libre», disait-il en se réjouissant particulièrement de la proposition de contrat d'agriculture multifonctionnelle, qui rejoint la vision de son organisation.
Est-ce que le gouvernement va aller dans le sens proposé par M. Saint-Pierre? Cela reste à voir. L'auteur prévient pour sa part que le statu quo n'est plus une option. «Si rien n'est fait, il va tomber encore plus de petites fermes que si mon plan est appliqué. On ne peut pas allonger des milliards pendant très longtemps. On arrive à la fin du modèle.» M. Saint-Pierre est agronome et détient un diplôme en sciences administratives.
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