Militants isolés et Belgique asphyxiée

Chronique de José Fontaine

Il faut toujours militer. Seulement, on a parfois l’impression que face aux grandes organisations du monde économique, du monde politique et bien entendu étatique, on mène un combat totalement sans espoir. La disproportion des forces est tellement immense ! D’un côté des « permanents » en grand nombre, bien payés, bien formés, jeunes ou dans la force de l’âge, des moyens techniques énormes permettant l’accès direct aux grands médias, aux gens influents, la tranquillité d’âme que donne le sentiment de participer à des structures qui vous dépassent et qui vous survivront ce qui rend peu inquiet sur leur pérennité.
De l’autre du bricolage, par exemple une revue qui n’est pas subsidiée dont les collaborateurs ne sont pas payés mais qui y écrivent en raison de la « force qui va » de leurs convictions. Des moyens financiers dérisoires, mais qui sont fournis par des lecteurs ou des sympathisants dont les convictions sont de la même eau. On se réunit dans des arrière-salles de café, au domicile de l’un ou l’autre. Les techniques de toutes les époques peuvent servir à ces marginaux (qui passent parfois leurs jours et leurs nuits à coller des enveloppes ou à créer des sites internet) : depuis les radios libres jusqu’aux sites plus ou moins gratuits sur Internet en passant par les tombolas, les kermesses, les conférences de presse où viennent pourtant les médias et même les grands médias, car les journalistes ne croient pas qu’aux grands arbres et se réjouissent de rencontrer des gens étrangers à la langue de bois.
Le Système et le monde vécu
Il y a moyen de rendre rationnel et compréhensible le rapport qui existe entre ces deux mondes, entre la « faiblesse » des militants et la « toute-puissance » du Système. Je cite ce que la belle collection « Ellipses » dit du monde vécu chez Habermas : « A terme, la marchandisation et la bureaucratisation qui s’immiscent dans la vie quotidienne menacent de l’asphyxier. Mais ce que Marcuse décrit comme un résultat d’ores et déjà irréversible, Habermas le pense comme une tendance polymorphe vouée à se heurter à de fortes résistances qui s’enracinent dans l’essence même du monde vécu, lequel est en quelque sorte habité par une vitalité et une tendance à l’autonomie irrépressibles. Ces résistances prennent la forme d’innovations culturelles, de mouvements sociaux et de luttes politiques. – Sur le plan strictement philosophique, Habermas fait par ailleurs du monde vécu quotidien le contexte originel de toute expérience de soi, du monde et d’autrui… » (Yves Cusset et Stéphane Haber, Le vocabulaire de l’école de Francfort, Ellipses, Paris, 2002, p. 44). Et il pense surtout que, en fin de compte, sans ce monde vécu, rien n’existerait des grands machins économiques, étatiques et politiques.
Les militants peuvent bien paraître dérisoires, petits-bourgeois (comme disent parfois les marxistes), tenir des assemblées dans des cabines téléphoniques et « administrer » des périodiques aux tirages confidentiels, ils sont, avec tout le « monde vécu », ce qui relance l’histoire et la vie que les grands machins voudraient, tous comptes faits, figer.
En pensant à mon ami Bernard Frappier et à son travail ici sur VIGILE. A celui de son fils, au travail des militants dans leurs tribunes libres, j’ai même envie d’aller jusqu’au fond de cette « forêt épaisse du monde vécu » (Habermas). C’est-à-dire jusqu’à l’expérience « de soi, du monde et d’autrui » qu’on vient de rappeler plus haut. D’aller jusqu’à ce qu’un philosophe catholique allemand injustement oublié dit de la rencontre en la considérant comme une analogie de la grâce : « L'individu ne peut pas faire surgir l'autre qui lui appartient et doit former avec lui le rapport qui réalisera la structure significative. Il ne peut pas faire qu'il rencontre celui qui lui convient. Jusqu'à un certain point, il peut le chercher, mais il n'est pas certain que l'intention rende la rencontre plus vraisemblable [...] Ce qui conduit ici à l'accomplissement, c'est l'absence d'intention et la disponibilité. C'est là que l'appel de l'être exerce sa puissance, appel dont la signification est toute différente du calcul et des plans. De ce dernier point de vue, la rencontre authentique constitue toujours un « hasard ». Un train a du retard et je ne rencontre pas telle personne - j'ai omis quelque chose, et c'est précisément cette erreur qui fait que je la rencontre. Mais ce hasard a un caractère particulier, car dès qu'il produit ses conséquences et que le rapport s'est réalisé, le sentiment naît qu'il « ne pouvait pas en être autrement », qu'il « fallait » que nous nous rencontrions, que nous étions destinés l'un à l'autre [...] Quelque chose se produit qui ne peut être ni exigé, ni calculé, ni imposé et qui, cependant, renferme une évidence de sens irréfutable. C'est une nécessité pour qu'une ou plusieurs personnes réalisent le sens de leur vie et cela dépend pourtant de l'action d'une « instance » sur laquelle elles ne peuvent absolument rien. (Romano Guardini, Liberté, grâce et destinée, Seuil, Paris, 1957, p.103 : c’est moi qui souligne).
En mourant la Belgique a tué tout le monde
Et pour en revenir à la situation de la Wallonie, j’ai envie de citer aussi, pour finir, l’observation d’un journaliste du « Soir ». Les négociations sur la réforme de l’Etat belge sont aussi enlisées qu’une voiture qui se risquerait à rentrer dans les congères qui, pour le moment, isole ma maison du monde. A un tel point que c’est devenu presque impossible d’en parler. A part « rien à signaler », que dire dans cette chronique ?
Or, David Coppi écrivait récemment ceci qui me semble pertinent : « le blocage politico-communautaire, qui dure, a fait se réveiller une multitude de petits réseaux (plus ou moins) dormants en Wallonie : rattachistes, régionalistes ultras, républicains, indépendantistes, ça s’agite, ça communique, on n’a pas idée […] Ces minorités sont-elles agissantes ? D’avant-garde ? Vu l’embrouillamini au fédéral, et les sombres desseins partout sur l’avenir du pays, les protagonistes, eux, croient dur à leur Grand Soir. Ils ont des arguments. Aussi des doutes.Passons sur les divisions entre ceux qui voient la Wallonie seule, la Wallonie avec Bruxelles, la Wallonie avec la France (…). Non, ce qui doit les tarauder, c’est l’absence de « mobilisation populaire » autour. Personne ne défile pour eux ; personne non plus pour la Belgique, ni pour Bruxelles, pas davantage pour la Flandre – du reste, personne ne défile pour quoi que ce soit. Les « gens » sont soit sous le choc, soit ailleurs. Ils ne sont jamais où on les attend. Peut-être partis pour toujours. » (Le Soir du 30 novembre)
Mais s’ils sont réellement partis, c’est que la Belgique a vraiment tué tout le monde en mourant elle-même et cela, c’est impossible. La Vie mène un combat qu’elle n’a jamais perdu. A force de tout réprimer par son totalitarisme ouaté, la Belgique est un Système qui s’est asphyxié. Le discours du roi Albert II, hier, à la veille de Noël, vient encore renforcer ce sentiment de vide dont tant la nature physique que sociale a horreur.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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