En août 1996, la police découvrit finalement l'auteur de l'enlèvement de deux petites filles en bas âge, habitant en Wallonie et disparues depuis juin 1995, Julie et Mélissa, et de deux jeunes filles, An Marchal et Eefje Lambrecks habitant en Flandre, âgées elles de 17 et de 19 ans et disparues depuis août 1995. Il s'agissait de Marc Dutroux. Il fut établi que sa femme Michelle Martin était complice des enlèvements et responsable de leur mort, ne les ayant pas nourris (durant un bref séjour de son mari en prison, pour une autre affaire) (1). On plonge dans l'odieux.
Des fautes ont été commises
Des fautes ou erreurs graves ont été commises tant par la police que par la Justice dans cette affaire. De plus le juge d'instruction Cornerotte dont les enquêteurs avaient finalement contribué à la découverte de nouvelles petites filles disparues en 1996 (en mai et en août), Sabine Dardenne et Laetitia Delhez, donc la seule personne ayant réussi au fond à découvrir Dutroux (la découverte chez lui de Sabine et Laetitia permettant de remonter finalement à tous les autres enlèvements et meurtres), fut dessaisi de l'affaire par la Cour de Cassation. Cette décision fut prise sincèrement mais aussi très formellement peut-être par la Cour sur la base des règles de droit, le juge ayant participé à un repas organisé au bénéfice d'une association des parents d'enfants disparus (démontrant sa partialité de cette façon selon la Cour). Elle entraîna un soulèvement de l'opinion publique. Selon certains chiffres, 600.000 personnes se retrouvèrent à Bruxelles. En outre, très longtemps, avec l'appui d'universitaires en vue, une grande partie de l'opinion (sinon même la majorité de l'opinion publique), fut persuadée que Dutroux n'était que la partie visible de l'iceberg et que des réseaux l'accompagnaient impliquant une grande part de la magistrature et la classe politique.
Au départ, je pense même d'ailleurs que tout le monde y a cru. Combien de gens le pensent-ils encore aujourd'hui? Peu de monde à mon sens. Mais cela a contribué à donner à l'affaire une dimension plus grave encore qu'elle n'avait probablement pas (Arlette Farge, dans Dire et mal dire, notamment, a montré, à l'occasion aussi d'enlèvements d'enfants, que la monarchie française de Louis XV avait été accusée elle aussi des pires crimes, comme l'immolation de bébés dont le sang devait régénérer le roi).
L'an passé encore puis cette année la demande de libération de la complice de Dutroux, son ex-épouse Michelle Martin, a soulevé une émotion considérable quand elle fut acceptée le 31 juillet dernier par le Tribunal d'application des peines de Mons, le Procureur du roi se pourvoyant en Cassation, ce qui suspend la mesure pour 30 jours. Il semble qu'elle sera cependant appliquée, aucun argument valable en Cour de Cassation ne semblant pouvoir être présenté.
Un couvent de Clarisses à Malonne
Michelle Martin n'est cependant libérable qu'à la condition qu'elle propose un projet de réinsertion crédible. L'an passé, c'était via un couvent de religieuses françaises que la chose devait être faisable. Mais la France de Sarkozy s'était opposée à sa venue! Ce qui souligne le retentissement de l'affaire Dutroux dans toute l'Europe francophone et au-delà, la réaction française ayant été d'une étonnante promptitude.
Cette année, c'est dans un couvent de religieuses situé en Wallonie que la chose devrait se faire : un couvent de 11 Clarisses de la communauté de cet ordre fondé par Claire d'Assise, l'amie de François d'Assise («Seigneur, là où est la haine, faites que je mette l'amour»). Tout laisse supposer que c'est aussi parce que aucune autre personne ou groupe de personnes n'est en mesure d'accueillir Michelle Martin - on pourrait aller jusqu'à dire : nulle part en Europe. Des informations fiables permettent de penser que les 11 religieuses ont longuement et collectivement mûri leur difficile décision. Mais le couvent de Malonne (le village fait partie de l'agglomération de Namur la capitale de la Wallonie), a été aussitôt l'objet de la vindicte d'une partie de l'opinion publique.
Hier, vendredi 3 août, une manifestation a même été organisée à Malonne qui a rassemblé 350 personnes. La police a empêché les manifestants gagner les abords du couvent, mais c'était bien lui que visait la haine - autant appeler les choses par leur nom - de certains manifestants (certains et non pas tous, dont plusieurs d'extrême droite). Pour ma part, je vois dans cette manifestation lancée contre une demeure privée (au sens strict, c'est-à-dire ne relevant pas d'une autorité publique), quelque chose d'inacceptable. Aussi inacceptable que les manifestations qui se déroulent (ou se ont déroulées), dans certains pays face à des hôpitaux où des femmes avortent. Qu'il s'agisse de femmes qui avortent dans une clinique ou de femmes qui prient dans un couvent, il n'est pas admissible que l'on manifeste contre elles. C'est une question de respect lié aux principes fondamentaux de la morale et du droit. On peut ajouter à cela qu'il y a quand même quelque chose d'énorme au fait que que cette communauté de femmes déjà assez âgées, pauvres et qui prient, soit le seul refuge d'une réprouvée.
Parmi les quatre candidats au maïorat (mairie) de Namur interrogés dans Le Soir du 3 août, seule une femme appartenant à un parti de tradition laïque (le PS), Eliane Tillieux, salua la démarche des religieuses en conformité avec leur vocation «de pardon et de rachat».
Une loi permettant le rachat des condamnés
La loi belge permet depuis 1888 (1888! la peine de mort n'est plus appliquée chez nous depuis presque deux siècles!), que des réductions de peine soient accordées. Ceci dès que le tiers de la peine a été effectuée. Or, condamnée à 30 ans de prison en 2004, Michelle Martin a déjà fait 16 ans de prison. On sent bien que cette possibilité accordée aux personnes retenues en prison s'inspire aussi d'un désir de leur permettre de se racheter, de se reconstruire. René Girard notamment a montré que très vite les sociétés ont compris que la loi de la vengeance (qui peut se comprendre), enclenchait des violences à l'infini (je te tue, ton frère me tue, mon frère tue alors ce frère qui lui-même a un frère qui tuera mon frère et ainsi à l'infini). La société s'approprie donc ce «droit» à la vengeance et cela s'appelle la Justice. Antoine Leroy, au bout du même raisonnement (La Libre Belgique du 3 août), que nous venons de résumer, s'indignait du fait qu'une partie de la population ne comprenne pas encore aujourd'hui que la Justice n'est pas la vengeance et s'étonnait que l'on dise par exemple que, puisque Michelle Martin n'avait donné aucune chance aux deux petites filles qu'elle aurait dû nourrir, il fallait qu'elle n'en ait pas non plus une deuxième. Mais, rétorquait Antoine Leroy, « la justice n'est pas la vengeance et si la société se comportait à l'égard des condamnés comme ceux-ci se sont comportés à l'égard de la société, le caractère répréhensible , et parfois odieux, des faits pour lesquels ils ont été condamnés serait finalement légitimé par la société elle-même (...) infliger à un coupable ce qu'il a fait subir à une victime conférerait à celui-ci le même statut...»
Comment comprendre tout cela?
Quand en 1996, une manifestation réunit 600.000 personnes à Bruxelles, certains ont comparé l'émotion du pays à celle de l'affaire royale en 1950. De telles déclarations m'ont profondément choqué, parce que, en 1950, la dimension politique de la crise était évidente, ce qui la rendait infiniment plus grave que l'affaire Dutroux. Mais il est vrai que dans le rejet de Léopold III par la population wallonne dès 1945, il y a quelque chose de minimalement analogue.
En effet, le député montois Léo Collard, le 18 juillet 1950, déclara, peu avant le retour du roi en 1950 (son retour en 1945 s'était avéré totalement impossible), que la Wallonie était menacée : « d'un mouvement incontrôlable et irrationnel de nature morale et psychologique » (Annales parlementaires, session Chambres réunies, cité par Paul Theunissen, 1950, le dénouement de la question royale, Complexe, Bruxelles, 1986, p. 88.). Dans ce cas aussi, l'opinion estimait que le roi, s'étant accommodé (à tout le moins, et le dire c'est rester nuancé), de l'Occupation nazie (1940-1944) , qu'il n'y avait pas lieu de faire pour lui une exception (aux divers jugements réprimant la collaboration avec le nazisme), et qu'il devait être sanctionné comme d'autres. Le rapprochement s'impose aussi pour une autre raison, c'est que le temps écoulé (cinq ans) n'avait en rien calmé la colère de l'opinion wallonne. Ici, il y a 16 ans que Michelle Martin a été condamnée. En 1950, la colère wallonne s'exprima par des comportements qui surprirent par leur âpreté. Trois jours après le discours de Collard, dans la ville de ce député, une bombe explosait au matin du 21 juillet, attentat qui fut suivi d'une centaine d'autres en quelques jours, d'une grève générale, de la menace du non entretien des installations industrielles, d'une marche sur Bruxelles et de la formation d'un gouvernement wallon provisoire. En août 2012, il y a 16 ans que l'affaire Dutroux a éclaté mais le peuple se souvient également.
C'est cette mémoire qui frappe. Cette conscience populaire. J'estime cependant que cette mémoire et cette conscience, en cette même population wallonne de 2012, auraient bien d'autres sujets de manifester sa colère que contre une pauvre réprouvée et les femmes qui l'accueillent. Notamment contre la politique de confiscation du pouvoir par la particratie qui rend le fonctionnement des institutions wallonnes parfaitement opaque. Contre la menace grave que fait peser sur le redressement économique wallon le traité européen qui va être adopté et qui limitera la souveraineté des Etats européens (en ce compris les Etats fédérés qui ont d'immenses responsabilités comme la Wallonie), sur leurs dépenses. Tout cela au sein d'une Europe néolibérale dont toute notre particratie, à tous les niveaux de pouvoirs (wallon, belge, européen), et tout le temps se rend complice
Avec en face d'elle des médias, des centres d'études, des intellectuels dont le silence invraisemblable et généralisé devient chaque jour un peu plus scandaleux.
(1) Ce personnage a fait l'objet d'une écriture qui surprend, comme toutes celles de l'écrivaine wallonne Nicole Malinconi
Lynchage symbolique de 11 religieuses
Chronique de José Fontaine
José Fontaine355 articles
Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur...
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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.
Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...
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3 commentaires
Archives de Vigile Répondre
6 août 2012Je partage en gros ce qui a été écrit dans votre article. Néanmoins, l'enquête et le procès n'ont pas tout élucidé et M Martin n'a pas dit tout ce qu'elle sait. J'ai donc plus d'indulgence que vous pour ceux qui ont participé à ces manifestations même si comme vous j'aimerais qu'ils manifestent aussi en d'autres occasions. ERIC VERAGHEN
Joseph Berbery Répondre
5 août 2012Au delà de l'affaire Dutroux et même de la Wallonie, je remarque que l'Occident déchristianisé s'autorise des gestes d'une grande cruauté (Iraq, Afghanistan, Guantanamo, Libye par exemple), et perd en même temps la capacité de pardonner.
C'est un processus d'ensauvagement (se permettre à soi-même une cruauté qu'on ne pardonne pas à l'Autre) qui coïncide avec le processus de déchristianisation.
C'est même, probablement, davantage une conséquence qu'un coïncidence.
Pauvre Occident! Il a déjà rendu son âme. Nous assistons seulement aux dernières convulsions d'un corps qui a cessé de vivre.
Archives de Vigile Répondre
5 août 2012Merci José d'avoir produit ce texte tellement juste dans le trop grand silence de beaucoup de progressistes. Merci aussi à Eliane Tillieux pour le courage de ses opinions. Aller à contre courant n'est pas simple, mais sans cela où peut être l'humain?