Faute de grandes révélations propres à leur valoir la palme d'or du public, des chaînes médiatiques seraient rendues, au Québec, à exploiter les peurs religieuses et les rancoeurs nationales. Au mépris, bien entendu, des règles d'éthique. Un sondage du Journal de Montréal et de TVA sur le racisme avait suscité, en janvier, maintes attaques journalistiques contre Quebecor, leur propriétaire. Devant la multiplication d'incidents plus ou moins conflictuels parus, depuis, un peu partout à la une, des observateurs parlent maintenant d'une «guerre commerciale» sur le dos de minorités. La tempête sur l'accommodement raisonnable serait-elle une création des empires de presse?
Les médias francophones du Québec étant en situation de concurrence entre eux, les critiques qu'ils s'adressent mutuellement, qu'elles soient fondées ou non, manquent quelque peu de crédibilité. Même Radio-Canada, «libre» des aléas du marché, est ligué avec les journaux de Gesca (Power Corporation) contre Quebecor; et le diffuseur public, tout en n'affichant pas d'opinion officielle, ne donne plus sa place dans les remous identitaires. Aussi était-il intéressant de lire avant-hier dans un quotidien anglophone, The Gazette, un survol de la question par Jeff Heinrich, un reporter d'expérience.
Services de santé, police, écoles, classe de conduite automobile, note Heinrich, d'autant de milieux fusaient les cas soit de minorités ayant obtenu des dérogations aux règles, soit de gens ayant à se plaindre de tels arrangements. Des communautés comme les hindous ou les sikhs sont mises en cause, mais surtout les musulmans et les juifs. Ces cas, dit-on, étaient peut-être isolés. Mais comment expliquer leur éruption en chaîne et surtout l'importance qu'on leur a donnée? Le reporter a interrogé quelques observateurs.
Le professeur Marc-François Bernier, coordonnateur du programme de journalisme à l'Université d'Ottawa, avait déjà fustigé dans [Le Devoir, le 22 janvier->3896], la conduite des journalistes et commentateurs de Quebecor, qui se comportent, à son avis, «comme des mercenaires incapables de critiquer leurs égarements». Cette fois, il tient les médias dans leur ensemble responsables de la «psychose publique» qui a été «créée», et qui n'exprime pas l'expérience de la population, la plupart des gens n'étant pas touchés par ces situations. «Les seuls qui ont mis cet enjeu sur la table, dit-il, ce sont les médias.»
Pour Jean Robillard, professeur de communication à TELUQ, la télé universitaire, le sujet a été présenté de manière «démesurée» et «irresponsable». Il s'agit, à ses yeux, d'un «phénomène complètement fabriqué par les médias». Pas surprenant qu'avec cette façon d'agiter le débat, les Québécois aient eu, dit-il, «le sentiment qu'ils étaient menacés de quelque manière».
Toutefois, explique Michel Venne, ex-chroniqueur au Devoir et fondateur de l'Institut du Nouveau Monde, si les médias ont eu un tel impact, c'est qu'après 40 ans de sécularisation de leurs institutions, les Québécois sont confrontés aux demandes contraires de nouveaux arrivants. Ils pensaient avoir rangé leur religion dans la vie privée. Voilà que des immigrants veulent exhiber la leur en pleine société. «C'est un choc», dit-il, tout en signalant que l'on tente de trouver les moyens «de négocier un arrangement». Cet effort n'est pas facilité, ajoute-il, par la présente frénésie. Il déplore en particulier l'usage alarmiste que Quebecor aurait fait d'un sondage portant sur une question délicate comme le racisme.
Pour Quebecor, au contraire, le malaise interculturel existe, et ceux qui critiquent les médias de ce groupe pratiquent une forme de condescendance ou de snobisme. L'accommodement raisonnable a été le sujet de la dernière saison, dit Luc Lavoie, vice-président du groupe et ancien reporter de TVA. «C'est un fait de la vie, et tout le monde en a parlé.»
(Les événements, il est vrai, n'ont pas manqué. Reconnaissance du kirpan sikh par la Cour suprême; décision de la Commission des droits en faveur d'étudiants musulmans de l'École de technologie supérieure; femmes refusant d'être examinées par un médecin de sexe masculin; givrage pudique des vitres d'un gymnase du YMCA à la demande d'une synagogue hassidique; exclusion des pères aux cours prénatals pour mères de religion sikh, hindoue et musulmane; traitement préférentiel d'un juif, pressé par le sabbat, dans une clinique de Laval; jusqu'à l'Assemblée nationale, même Noël et les Fêtes ont prêté à controverse.)
L'alarme générale
Pour d'autres critiques, néanmoins, on n'assisterait pas à un tel tapage si, au Québec, l'information n'était pas concentrée dans quelques entreprises contrôlant de multiples médias. Ces géants répercutent partout des nouvelles qui restaient, auparavant, limitées à un public local. À vrai dire, l'exploitation journalistique d'incidents de cette nature n'est pas nouvelle. C'est l'omniprésence des chaînes qui crée un plus large choc social.
Autrefois, à l'arrivée de hordes exotiques dans la métropole, à Saint-Timothée-de-Hérouxville, voire à Québec, les bonnes gens disaient des Montréalais: «Mais comment faites-vous pour vivre dans une pareille ville?» Aujourd'hui, avec la convergence médiatique, ils sonnent l'alarme générale, comme ces pieux fidèles de Rome apprenant en 1453 la prise de Constantinople par les Turcs. Tel est le miracle des nouvelles communications.
Mais il y a plus qu'une exacerbation identitaire. D'abord, les médias n'ont pas inventé le conflit qui oppose sécularité et religion. Cet affrontement n'a pas donné lieu ici à des heurts sanglants. Mais ce n'est pas non plus sans tension ni âpres débats que des arrangements ont été trouvés.
De même, l'exploitation partisane des différences culturelles, qu'elles soient religieuses ou linguistiques, n'a été que trop réelle dans l'histoire du pays. On croyait l'avoir enrayée avec l'adoption de chartes et d'institutions chargées de faire la promotion des droits et de favoriser le règlement des divergences. L'échec est patent, et plusieurs, force est de le constater, cèdent à la tentation de revenir en arrière.
De plus, même si des tendances racistes ou anti-religieuses sont encore présentes dans les médias, l'intérêt soudain qu'ils portent aux affaires «déraisonnables» ne s'explique plus guère par de tels motifs. Ni, autre explication trop facile, par la soif immodérée du profit de la part d'entreprises peu scrupuleuses. Il est vrai que des patrons de chaînes s'en mettent plein les poches sans même toujours payer les pigistes qui accomplissent le travail. Mais si la plupart des médias gagnent encore pas mal d'argent, plusieurs d'entre eux sont dans une position de plus en plus précaire.
Au Québec en particulier, l'achat de Vidéotron et de TVA par Quebecor s'est bâclé à un prix exorbitant. Pendant que le vendeur, la famille Chagnon, s'offrait le luxe d'établir une des plus riches fondations du pays, l'acheteur, lui, allait tôt sabrer dans le personnel de la câblodistribution et recourir aux supershows pour renflouer les coffres. La vieille rivalité entre Quebecor et Gesca était vouée, dès lors, à devenir féroce. Les résultats sociaux sont là pour qui veut les voir. Pour quelques rares enquêtes valables, on ne compte plus les scoops discutables, pour ne pas dire minables.
Trop de religion? Pas du tout. Trop de médias pour la capacité du Québec d'y soutenir une concurrence loyale et un niveau professionnel décent? Fort probablement.
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redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
Accommodements raisonnables
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