Commission Bastarache

Le témoin manquant

Chronique de Louis Lapointe

Le texte de la présente chronique a été initialement publié le 7 octobre 2010 sur le site Droit Inc.
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Ça fait six semaines que je suis les travaux de la Commission d’enquête sur le processus de nomination des juges. Ça fait six semaines que je me demande pourquoi l’ancien directeur général du Barreau du Québec, Me Pierre Gauthier, celui qui était à la tête du Barreau en 2003-2004, lors du mandat ministériel de Marc Bellemare, n’a pas été appelé à la barre pour témoigner de ce qu’il savait au sujet de la nomination des juges.
Marc Bellemare a d’ailleurs mentionné lors de son témoignage que Pierre Gauthier avait été consulté à l’occasion de chacune des nominations de juge qu’il a effectuées lorsqu’il était ministre.
Pierre Gauthier, un homme possédant d’indéniables habiletés politiques, a été directeur général du Barreau du Québec de 1986 à 2004. Dix-huit ans, à l’image du mandat de Richelieu comme ministre principal de Louis XIII. Un record pour cette fonction. Auparavant, il était avocat au bureau des procureurs du gouvernement du Québec. Au cours de cette très longue période, près de 30 ans, il a connu plusieurs ministres, sous-ministres, sous-ministres associés, chefs de cabinet, tant à la Justice que dans plusieurs autres ministères et sûrement reçu les confidences de plusieurs d’entre eux.
De ce fait, Pierre Gauthier connaît non seulement le ministère de la Justice de l’intérieur comme de l’extérieur, mais également tout l’appareil gouvernemental.
Sans contredit, il a été la personne la plus consultée au Québec à l’occasion de la nomination de nouveaux juges à la Cour du Québec depuis que la procédure de consultation du Barreau existe. À cet égard, Pierre Gauthier connaît toutes les modifications qui ont pu être apportées au processus de nomination des juges, entre 1986 et 2004.
S’il y a eu des anomalies en 2003-2004, il a probablement été un des premiers acteurs à l’extérieur du gouvernement à l’avoir remarqué. Il a peut-être même eu des conversations à ce sujet avec de hauts fonctionnaires du ministère de la Justice ou des membres de l’entourage immédiat de Marc Bellemare. Son témoignage pourrait donc venir jeter un éclairage différent sur toute cette saga.
Un homme influent
Pierre Gauthier a longtemps été l’homme le plus influent du Barreau du Québec en raison de l’avantageuse position qu’il occupait, de sa longévité exceptionnelle, de son important réseau de contacts et de la faramineuse quantité d’informations qu’il a pu emmagasiner au fil des années concernant l’administration de la Justice.
Parce qu’il faisait de nombreux jaloux, son pouvoir donnait parfois prise à une forme de contestation au sein des instances du Barreau. Toutefois, ces avocats qui sont devenus vice-présidents puis bâtonniers du Québec avec l’intention d’en découdre avec Pierre Gauthier finissaient toujours par renoncer à leur rêve de tasser de leur chemin ce redoutable directeur général, alors qu’ils découvraient l’immense portée de son étonnante autorité dont ils avaient un cruel besoin lorsqu’il s’agissait de tirer les ficelles à Québec pour que leurs projets se matérialisent.
Un homme trop puissant au goût de certains bâtonniers et qui, depuis, a été remplacé par de plus pâles directeurs généraux ayant une connaissance beaucoup moins pointue des arcanes du pouvoir à Québec et jouissant, par le fait même, d’une moins grande influence au sein du Barreau et auprès des Bâtonniers.
Sans la présence de Pierre Gauthier à sa direction générale, le Barreau n’aurait certainement pas su aussi bien manœuvrer dans toutes sortes de circonstances, en particulier lors de l’entente sur les tarifs de l’aide juridique conclue entre le Barreau du Québec et le gouvernement du Québec à la fin des années 1990.
Le comité des avocats de pratique privée avait réussi à obtenir un rendez-vous avec le premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, où le ministre de la Justice, Paul Bégin, fut écarté du débat. La présence à cette rencontre de celle qui deviendra six mois plus tard ministre de la Justice, Linda Goupil, fut décisive dans le règlement de ce dossier. La petite histoire raconte que c’est parce qu’il avait été impressionné par la tenue de Linda Goupil que Lucien Bouchard l’invita à se joindre à son gouvernement comme ministre de la Justice à l’élection de 1998.
Comment une réunion au sommet avec le premier ministre du Québec aurait pu être possible sans que le Barreau paye le prix d’un tel affront au ministre de la Justice si des liens étroits n’avaient pas été tissés par l’institution à l’intérieur de l’appareil gouvernemental ?
Il ne faut donc pas s’étonner que Marc Bellemare se soit méfié de ses sous-ministres, certains, parmi eux, ne partageant apparemment pas sa vision de l’administration de Justice.
Grâce à ses nombreux contacts dans la fonction publique québécoise, Pierre Gauthier était mis au courant bien avant tout le monde d’informations stratégiques pour le Barreau du Québec. De la même façon, il savait qui allait être nommé juge.
Je me souviens encore de ce jour de 2001 où nous étions tous les deux à Québec pour l’assermentation d’un collègue de travail à la fonction de juge, où il m’avait annoncé qu’un membre de la direction du Barreau ne serait pas nommé juge à la Cour du Québec avant même que ce dernier ne le sache. Cela n’a toutefois pas empêché d’autres avocats du Barreau d’être nommés juges pendant qu’il était directeur général, dont deux à la Cour du Québec alors que Marc Bellemare était ministre de la Justice.
C’est également lui qui suggérait au Bâtonnier les noms des personnes qui devaient être nommés par le comité exécutif du Barreau pour siéger aux comités statutaires du Barreau. Un processus de nomination perçu comme une forme de reconnaissance pour ceux qui servaient loyalement et avec compétence leur ordre.
C’est ainsi que le procureur principal de la Commission Bastarache, Giuseppe Battista, a été nommé membre du Comité de la formation professionnelle, le conseil d’administration de l’École du Barreau, un des comités les plus convoités de la profession en raison de son prestige et des jetons de présence versés.
Pierre Gauthier a quitté volontairement son poste de directeur général en avril 2004, quelques jours avant la démission de Marc Bellemare. Un départ pas si étonnant que cela si l’on considère la conjoncture qui a certainement contribué à fragiliser sa direction. Alors que sa gestion était de plus en plus contestée au Barreau, d’importantes transformations s’opéraient au sein du ministère de la Justice à la suite du changement de gouvernement survenu en 2003 et de la venue d’un controversé ministre de la Justice. Le changement de garde à Québec avait eu pour conséquence de passablement diminuer l’étendue de son influence politique qu’il n’a pas eu le temps de rétablir, ayant été pris de vitesse par ceux qui le contestaient.
À mon avis, en raison de sa connaissance intime des institutions juridiques de l’État québécois, Pierre Gauthier est probablement une des rares personnes au Québec à pouvoir deviner qui ment et qui dit la vérité au commissaire Bastarache. Dans cette perspective, il est difficile de comprendre pourquoi les procureurs de la commission d’enquête sur le processus de nomination des juges n’ont pas requis le témoignage d’un personnage aussi remarquable dont la connaissance de l’univers juridique québécois est quasi encyclopédique.
Source : http://www.droit-inc.com/article4608-Le-temoin-manquant
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Louis Lapointe534 articles

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L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fondation.





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