Le lourd héritage de George W. Bush

Bush à Montréal

George W. Bush sera donc à Montréal demain. C'est toujours un événement de recevoir un ancien président américain -- même si Bush père, ou Clinton à plusieurs reprises (dont la semaine dernière), sont déjà venus dans la métropole québécoise. Mais «W.» à Montréal pour prononcer un discours et répondre à quelques questions, ce n'est pas rien, considérant la gamme de réactions et d'émotions orageuses que cela ne manque pas déjà de susciter. Et cela s'explique: beaucoup de questions litigieuses sont laissées sans réponse, des questions difficiles et des décisions préoccupantes qui méritent des éclaircissements.
Bien sûr, il ne faut pas s'attendre à ce que M. Bush fasse des déclarations fracassantes ou révèle quoi que ce soit: il faut plutôt s'attendre à une logorrhée de banalités, de clichés maintes fois ressassés et les habituels refrains de sa présidence (la sécurité, le terrorisme, la démocratie, le libre marché, etc.). On n'y trouvera rien de provocateur: il n'est pas là pour susciter la controverse mais pour justifier l'héritage de sa présidence. Et malgré les nombreux manifestants qui seront là, à l'extérieur, pour rappeler les méfaits de Bush, celui-ci repartira de Montréal sans nul doute repu et content!
Pour autant, l'occasion serait belle de faire l'Histoire ici, à Montréal, et de tirer au clair un certain nombre de questions. Et s'il fallait n'en poser que deux, je m'en tiendrais à celles qui entachent gravement cette présidence et, encore aujourd'hui sous Obama, portent atteinte à l'image des États-Unis. Deux questions, cruciales encore aujourd'hui, que je lui poserais directement, et en anglais, pour qu'il les entende de vive voix.
Droit à la torture ou torture du droit?
«Mister President»... Beaucoup de révélations ont été faites depuis votre départ à propos des nombreux abus de torture commis sous votre administration contre des non-combattants présumés affiliés à al-Qaïda. Des enquêtes, des mémos et des comptes-rendus abondent dans le même sens: la torture a été utilisée à grande échelle contre des prisonniers, et ce, en dépit des conventions internationales contre le recours à la torture que les États-Unis ont signées. Vous-même avez rappelé que les soldats américains, s'ils étaient capturés, devaient être traités humainement et selon les exigences du droit international, qui interdit toute forme de torture. Diriez-vous qu'en l'état actuel des connaissances que nous avons de ces abus de torture, les États-Unis ne devraient plus jamais torturer de détenus? Ou au contraire, et permettez-moi de paraphraser l'un de vos prédécesseurs à la Maison-Blanche, Richard Nixon: «Would You say that when the president decides that torture is legal, it is legal»? (diriez-vous qu'il suffit que le président décide que la torture est légale pour qu'elle le soit?)
Des droits écartés
Comment le président Bush, celui-là même qui a autorisé l'usage de la torture tout en demandant que les soldats américains captifs soient traités humainement par leurs ennemis, peut-il ignorer cette question cruciale? Si ce n'est que sur le plan éthique, voire constitutionnel et légal, les justifications qui ont mené les hauts décideurs au sein de son administration à avaliser le recours aux méthodes interrogatoires extrêmes ont été largement contestées à l'intérieur même du gouvernement américain.
Tout cela est maintenant connu. N'est-il jamais venu à l'idée du président que ses décisions, sans précédent depuis Lincoln (qui avait mis en place des mesures exceptionnelles et notamment suspendu l'habeas corpus durant la guerre de Sécession), allaient totalement à l'encontre des conventions que les États-Unis ont ratifiées?
Le droit international et le droit américain ont été écartés au nom de la sécurité nationale: même la Cour suprême des États-Unis a dû rappeler le pouvoir exécutif à l'ordre. Bush n'a-t-il jamais craint les dérives et les conséquences de ce nouveau droit à la torture? Est-il toujours convaincu que ses décisions à cet égard étaient les bonnes et qu'elles seraient encore justifiées advenant une situation similaire? Si cela est le cas, il sera comme Nixon, qui n'a jamais (sauf dans l'interview avec Frost) regretté le gâchis du Watergate. Dans le cas contraire, des excuses publiques seraient nécessaires, et sans doute salutaires pour l'administration Obama qui peine à s'extirper de l'héritage désastreux qu'a constitué la torture du droit sous Bush.
L'instinct du décideur
«Again, Mister President»... Vous vous êtes souvent basé sur votre instinct de décideur («gut instinct») quand vient le temps de prendre des décisions. Considérant ce que celles-ci ont livré comme résultats -- parfois désastreux --, par exemple en Afghanistan, en Irak, avec l'Iran et la Corée du Nord, le Pakistan et aussi en regard du conflit israélo-palestinien, n'y a-t-il jamais eu de moments où vous vous êtes demandé si votre équipe de conseillers accomplissait vraiment le boulot, vous offrait véritablement toutes les options possibles et des opinions contraires?
Pensez-vous que davantage de points de vue divergents auraient dû être exprimés parmi vos proches conseillers? Étiez-vous au contraire à ce point certain de l'information que vous receviez? (On sait qu'une bonne partie de celle-ci était fausse ou incomplète). En fin de compte, et avec le recul, estimez-vous que votre équipe décisionnelle vous ait si bien servi?
Équipe conformiste
On peut présumer que non... En effet, on ne peut pas dire que dans le cas de l'invasion et de l'occupation de l'Irak, des plans de stabilisation pour l'Afghanistan, de la relation avec l'Iran ou dans la situation israélo-palestinienne, l'administration Bush ait brillé par son sens de l'anticipation et que l'ex-président ait été bien servi par ses conseillers. Bien des points de vue divergents au sein de son administration n'ont jamais cheminé jusqu'à lui.
Le décideur par excellence -- qu'il avouait être à Bob Woodward -- a ainsi succombé facilement aux idées reçues et véhiculées par des conseillers proches pugnaces. Hormis le cas de son premier secrétaire d'État Colin Powell, il appert que Bush n'a pas une seule fois réalisé que le conformisme de son équipe nuisait terriblement à son administration. Par défaut ou à dessein?
Il a toléré ou voulu que sa principale conseillère, Condoleezza Rice, soit cantonnée à des fonctions et une influence bien trop faibles devant les puissants Cheney et Rumsfeld. Il semble avoir délaissé toute volonté d'un engagement décisionnel soutenu et avoir fui les débats de fond -- sur l'invasion et l'occupation de l'Irak, sur l'engagement en Afghanistan, sur l'attitude envers «l'axe du mal» (Iran, Corée du Nord), sur le recours à la torture...
Pays des merveilles
Ne s'est-il jamais rendu compte que l'absence de débats contradictoires allait en fait lui nuire, ou alors était-il à ce point si sûr de ses décisions qu'il n'avait pas besoin d'entendre des avis contraires? A-t-il, sinon, le sentiment d'avoir été manipulé par certains conseillers, au premier chef Cheney et Rumsfeld? Ou finalement, le sentiment fort d'avoir encore et toujours raison dans toutes ses décisions le rend-il complètement imperméable à tout aveu d'échec?
M. Bush vit-il encore au pays des merveilles, loin de la réalité et ne se souciant guère de l'opinion publique? À moins, bien sûr, que dans un extraordinaire et inattendu sursaut de lucidité, il assume enfin la totalité de l'héritage de sa présidence... et qu'ainsi Montréal passe à l'Histoire.
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Charles-Philippe David, Professeur au département de science politique et coprésident de l'Observatoire sur les États-Unis de la chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l'UQAM


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