Le livre et la tortue

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La Grande bibliothèque mise au régime par Leitao

Dans ma campagne aux verts encore huilés du soleil d’été, j’observe de près depuis quelques semaines des colonies de tortues dans des marais veillés par des nichées de grands hérons bleus. Bien qu’elles soient nombreuses dans ces eaux boueuses, il m’a fallu un moment pour les repérer et les identifier.

Ce sont des tortues peintes, l’espèce la plus commune d’Amérique, et des tortues serpentines. Ces bêtes maintiennent doucement le rythme de leur vie en commun depuis des millions d’années.

Dans les marais, pour voir ces tortues, il faut s’arrêter et donner le temps à ses yeux d’apprendre à distinguer les nuances vivantes au milieu des eaux stagnantes.

À les observer sans trop bouger, je finis par leur ressembler tant mes mouvements apparaissent lents et limités. Sans plus me soucier de rien, j’en viens même à laisser aux abeilles qui passent près de mes oreilles le soin de manifester pour moi dans leur bourdonnement ma joie d’être là.

Des plaisirs pareils tiennent pour beaucoup au sentiment d’éprouver des changements profonds et salutaires dans la sensation du temps. D’ordinaire, le temps nous avale et nous broie au nom du rythme qu’on nous impose.

De retour à Montréal, me voici à chercher des livres consacrés aux tortues à la Grande Bibliothèque. Tandis qu’on nous chante à tue-tête le temps venu de la dématérialisation et de la consultation à distance, les bibliothèques n’ont jamais été aussi pleines. Elles sont devenues des lieux uniques de rencontres, d’échanges, de recueillement. Arrêté pour chercher au milieu d’une rangée, à l’affût de découvertes que la seule consultation d’un catalogue numérique rend souvent impossibles, je goûte là une autre rare rupture avec les cadences de plus en plus resserrées qui président à l’organisation de nos vies.

Dans une bibliothèque, on peut faire la tortue. Peut-être est-ce pour cela d’ailleurs que, dans la fureur du monde actuel, un espace comme cette Grande Bibliothèque s’avère plus populaire que jamais : voici un îlot où, sans se donner le mot, des gens de tous les horizons trouvent volontiers refuge à toute heure du jour.

Depuis le 9 septembre, la Grande Bibliothèque est ouverte les vendredis soir. On l’a annoncé aux usagers avec tambours et trompettes. « Montréal augmente sa contribution de 3 millions », ce qui permet d’accéder pour quelques précieuses heures à quatre étages de découvertes.

La Grande Bibliothèque était pourtant ouverte tous les vendredis soirs, de son inauguration en 2005 jusqu’en 2010. Dans son premier rapport annuel, l’institution soulignait même l’importance d’un « service professionnel d’information et de référence », autant « sur place et à distance », puisque cela constitue un « élément clé du service d’une bibliothèque ressource ». L’« augmentation » qu’on nous annonce apparaît en fait à la suite d’une série de compressions.

Entre 2009 et 2013, Bibliothèque et archives nationales du Québec (BAnQ) a dû procéder à des compressions de 8 millions dans son budget à la demande du Conseil du Trésor, soit environ 10 % de ce qu’elle consacre à son fonctionnement. Les vendredis notamment ont pris le bord. En 2015, les bibliothécaires évoquaient des baisses de subventions de 4 millions et l’abolition de 27 postes à temps plein.

Faute d’argent mais auréolée de son succès, la bibliothèque a dû diminuer ses services publics tout en espérant « accroître ses revenus autonomes ». Selon la porte-parole de BAnQ, Claire-Hélène Lengellé, « nous avons recours aux commandites et à la philanthropie » et « nous augmentons les contrats de location des espaces disponibles, les tarifs de stationnement et nous imposons désormais des frais d’inscription pour le camp de jour ». En un mot, les conditions générales offertes à ceux qui fréquentent ce lieu public se dégradent, même si on célèbre triomphalement le retour de quelques heures d’ouverture jugées il n’y a pas dix ans encore comme allant de soi.
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