Trois-Pistoles -- Ce sont d'abord les chiens, au nombre de six, qui nous accueillent lorsqu'on met le pied sur la galerie de la vieille et grande maison au toit bleu faisant face au fleuve. L'homme qui prend son temps pour apparaître derrière ce joyeux comité d'accueil, pas mécontent de l'effet, est un monument qui s'apprête à publier son 67e titre depuis Mémoires d'outre-tonneau en 1968. Un «monstre sacré» qui se verrait sans doute mieux en monstre blasphémateur, en empêcheur de penser en rond et mauvais génie des lettres.
C'est là, tout au bout de la 20 lorsqu'on roule vers l'est, à quelques kilomètres du quai de Trois-Pistoles, qu'habite Victor-Lévy Beaulieu. L'après-midi prend la couleur de la visite rituelle au grand écrivain, et on ressent la vague impression, tant l'ombre du barbu semble s'étendre sur ce coin de pays, de mettre les pieds dans l'équivalent du Ferney de Voltaire ou le Iasnaïa Poliana de Tolstoï. Faut-il seulement s'étonner, d'ailleurs, que VLB ait déjà consacré des livres à l'un et à l'autre ? Mais aussi à Victor Hugo, à Jack Kerouac, à Melville. Il manie l'essai littéraire comme d'autres font des romans. C'est-à-dire en réinventant chaque fois les règles, d'abord et toujours fidèle à lui-même, au service de sa mythomanie tranquille de créateur de mondes et d'éternel lecteur.
Cette fois, c'est au tour de James Joyce («l'écrivain de la plus haute autorité du XXe siècle», affirme tout de suite VLB) de passer à la moulinette. Une longue histoire d'amour lie le grand Irlandais à l'auteur de La Nuitte de Malcomm Hudd, découvert à l'adolescence au hasard d'une visite en librairie. À une époque, raconte-t-il en entrevue, où il ne lisait que de gros romans qui pouvaient lui durer une semaine complète. Cervantès, tous les Russes, Zola, Moby Dick. Et puis un jour, forcément, pour les bonnes ou les mauvaises raisons, c'est l'Ulysse de Joyce qui lui tombe sous la main.
Le seul lecteur de Joyce
«On a l'impression parfois que les livres ont été écrits pour nous autres, qu'on est le lecteur de ce livre-là, explique VLB. Je crois qu'il y a des livres qui s'écrivent pour une personne. Et quand je suis tombé sur Joyce, sur Ulysse, ç'a été ça : ce livre-là a été fait pour moi. Juste pour moi. Et à l'époque, poursuit-il, lorsque je tombais sur un auteur que j'aimais, j'allais ensuite lire tout ce qu'il avait écrit. J'ai fait ça avec Zola, je l'ai fait avec Joyce... »
James Joyce, l'Irlande, le Québec, les mots, c'est le titre. Commencé puis rapidement abandonné en 1973, repris une trentaine d'années plus tard, le livre est assez épais pour enfoncer des clous, mener des interrogatoires musclés, se perdre et se retrouver pendant plusieurs semaines. Mille cent pages qui représentent aujourd'hui le fruit mûr d'une longue fréquentation de l'oeuvre et de la biographie de Joyce. Mais aussi de celles de Yeats, de T. S. Eliot, d'Ezra Pound, de Lewis Carroll -- auteur du déroutant Jabberwocky, que ce «ratoureux» de VLB nous distille en extraits au début de chacun des chapitres de son livre.
Deux ans et demi d'écriture, à raison de dix heures par jour, sept jours sur sept. Une colossale et «souverainement québécoise» entreprise, à l'image de ce bloc de mots qui avance sur sa vie de papier, le stylo feutre à la main et de la terre sous les ongles.
De Joyce à l'Irlande, de fil en aiguille, Victor-Lévy Beaulieu finit par lire les lettres de Joyce, s'intéresse à l'oeuvre de ses correspondants, fait des recherches sur l'Irlande, son histoire, son folklore et sa mythologie. Quelques «folleries» aussi, comme l'achat en 1964 d'une édition originale autographiée de Finnegans Wake au prix de 1200 $ -- le prix d'une Volkswagen neuve, lui qui gagnait à l'époque à peine 40 $ par semaine en travaillant dans une banque.
«Et puis un jour, l'un dans l'autre, ça t'amène à avoir lu 650 livres sur le sujet... Mais quand j'ai lu Joyce la première fois, je ne connaissais évidemment rien à l'Irlande, sauf mes souvenirs d'enfance, raconte l'écrivain. Je me souviens qu'il y avait des pensionnaires chez mon grand-père, dont un Irlandais qui chantait. C'est bien connu que tous les Irlandais chantaient... », dit-il en rallumant sa pipe, un sourire en coin.
Et lorsque la mémoire, ses lectures et le réel ne lui suffisent pas, VLB a recours à ses habituelles visions provoquées : «Pour cesser de penser, écrit-il dans son gros livre, j'ai regardé au travers de mes yeux.» Ce qu'il voit ? Joyce et sa «Lucia-Fefille», sa propre enfance nombreuse à «Morial-Mort», sa mère reptilienne, son mouton noir, les rues de Dublin.
L'Irlande et le Québec
«Quand j'ai commencé à lire Finnegans Wake, dans les années 60, il existait trois fois rien en français. Moi, petit Québécois unilingue francophone, j'ai commencé tranquillement par m'accrocher aux mots français utilisés par Joyce.» L'écrivain prétend qu'à force d'être plongé dans l'univers d'un auteur, après cinq, dix ou vingt ans à lire et à relire, on finit par s'en imprégner comme par osmose. «Même si tu ne saisis pas parfaitement, tu comprends. Et moi, je trouve que, comme Québécois, on est très proches du rythme de cette langue, de ces sonorités. On n'a pas de difficultés à entrer là-dedans.»
Le Québec et l'Irlande, même combat ? Ce sont deux sociétés qui restent en deçà d'elles-mêmes, estime VLB, incapables de donner corps à leur destin. «Soufflent sur elles tous les vents éphémères des modes, écrit-il, mais rien ne change en profondeur, là où se déterminent les nations, là où naissent les héros dont elles sont le gonflement ludique et punique.» Le génie de Joyce, poursuit-il, a été d'avoir fait la description définitive de cette étouffante inertie, et cela dans une langue qu'aucun écrivain n'a réussi à dépasser après lui.
Pour VLB, dont toute l'oeuvre peut être aussi lue comme une vaste tentative d'«enquébécoiser» le français, «la langue française s'évente et s'en vante», comme il l'écrit quelque part dans son Joyce. Plus loin : «Pour écrire un Finnegans Wake québécois, il faudrait être tout à la fois Hubert Aquin, Jacques Ferron, Claude Gauvreau, Réjean Ducharme et quelque chose de plus encore.» Il croit pourtant qu'il est encore possible d'avoir ici une langue qui soit vivante et inventive : «Mais beaucoup de nos écrivains écrivent dans une langue morte. Et c'est plutôt celle-là qu'on devrait honnir.»
VLB, un cosmos
Certains pourront s'en étonner, mais VLB n'a jamais mis les pieds en Irlande. «J'attendais d'avoir fini mon livre, explique-t-il, un peu superstitieux. Moi et mes filles, ça fait longtemps qu'on se promet de faire ce voyage-là ensemble. On va aller rendre visite à monsieur Guinness... »
À propos de l'essai : «Ce qu'on attend d'un bon professeur, c'est qu'il nous communique une ferveur, une passion... C'est la même chose pour un critique ou pour celui qui écrit sur un auteur, il faut d'abord qu'il communique sa passion au lecteur. Il me semblait qu'il devait y avoir une façon de parler des écrivains qui soit, en même temps, une façon de parler de toi pis de dire, au fur et à mesure de tes lectures, ce que ça avait changé en toi.» «Et je trouve ça important qu'au Québec on s'attelle à des choses comme ça, poursuit-il. Qu'on agrandisse notre horizon, qu'on s'approprie ces choses-là et qu'en se les appropriant ça devienne aussi un peu nous autres.»
À 61 ans, après de nombreuses années consacrées en bonne partie à l'écriture de téléromans (Race de monde, L'Héritage, Bouscotte, Le Bleu du ciel), l'écrivain de Trois-Pistoles raconte avoir retrouvé ce qu'est vraiment la liberté d'écrire. «Un livre, la beauté de ça, c'est qu'il n'y a pas de limites. Tu peux pas passer quinze minutes à la tévé sur une poignée de porte, mais dans un livre, si c'est bien fait, c'est bon.»
Reposant sur un coin de l'immense table de la salle à manger depuis le début de l'entrevue, quatre gros volumes anciens de l'oeuvre complète du poète américain Walt Whitman attendent d'aller se faire restaurer. Entre le poète de Camden et Gaston Miron, croit-il, il y a de nombreux liens à faire. Mais c'est pour plus tard... Après le livre qu'il entend consacrer à Louis-Joseph Papineau.
À l'image de l'auteur de Feuilles d'herbe qui s'adonne au «chant de moi-même», Victor-Lévy Beaulieu est un cosmos, de Trois-Pistoles le fils, «turbulent, bien en chair, sensuel, mangeant, buvant et procréant». Biographie, leçon de traduction, livre d'images, dialogues schizophrènes ou mise en scène de lui-même : son James Joyce, l'Irlande, le Québec, les mots est tout cela et quelque chose de plus encore. Un livre construit comme une île, d'un seul bloc imposant, mais qui peut être abordé par de multiples rivages.
Collaborateur du Devoir
Le Joyce de VLB
À mi-chemin entre l'essai, l'autobiographie et le roman, Victor-Lévy Beaulieu s'offre toute une île
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