Ce travail de Joyce sur la langue et les symboles qui y sont attachés, corps du simple individu, et corps de toute l'humanité, je rêve de le faire à la québécoise comme Jacques Ferron devait s'y atteler en écrivant La vie et la mort de Rédempteur Fauché, cette oeuvre de la plus haute autorité comme il l'appelait.
Mais les choses n'étaient pas aussi simples que je le pensais quand je prenais mes notes sur Finnegans Wake. Je n'avais pas assez fréquenté les souterrains de ma propre histoire pour en exhumer ossements, morceaux de nerfs, de muscles et de peau comme Joyce l'avait fait afin de leur insuffler une nouvelle vie en forme d'épée-pantomime. Pour pouvoir tout dire, il faut tout savoir du soi et du hors-du-soi. Ça demande une érudition que je n'avais pas et une manipulation des informations dont je ne maîtrisais ni les tenants ni les aboutissants. Quatre écrivains québécois me le firent comprendre. Il y eut Hubert Aquin, qui avait lu Ulysse et Finnegans Wake : dans ses romans Prochain épisode, L'Antiphonaire et Trou de mémoire, Joyce était tout-partout, aussi bien dans le fond que dans la forme. Aquin avait presque réussi à l'enquébécoiser. Mais en choisissant de le faire en une langue française qui ne laissait pas beaucoup de place à la québécoise, son oeuvre révolutionnaire ne le fut qu'à moitié, elle achoppa sur la pierre de notre singularité linguistique perçue par Aquin comme un manque et non comme un jaillissant trop-plein de vie. Quant à Jacques Ferron, le plus grand des écrivains québécois contemporains, il m'apprit ce que fut et ce qu'est mon pays. Mais si je dis qu'il préférait Charles Dickens à James Joyce, on comprendra qu'il privilégiait l'utilisation de la langue commune (que l'écrivain devait revisiter en la travaillant comme un orfèvre fait d'un diamant brut) : Je n'admets que les mots anciens, a-t-il écrit. J'ai peut-être fait quelques mots à la Queneau, dit ouhandeurfoulle pour wonderful, Nouillorque pour New York, mais je m'en garde à présent, n'aimant plus Queneau. Je n'ai jamais inventé de mots. Je suis un écrivain conservateur, sans aucun goût pour les innovations quelque peu enfantines de mes confrères. Par ces innovations, on peut échapper aux vices de l'habitude et disposer d'une rigueur nouvelle, mais l'imitation y prévaut rapidement et l'on ne sait jamais qui est le véritable innovateur. La langue simple et populaire qu'il défendait, Ferron l'appelait la sagesse des nations et c'était pour lui un capital qu'il ne fallait pas entamer parce que nous vivions en Amérique saxonne et que notre langue risquait ainsi de se dissoudre si elle ne s'en tenait pas à dire justement ce qu'elle devait dire. Quand je lui parlais de Finnegans Wake, Ferron haussait les épaules et m'envoyait paître chez Claude Gauvreau : «Lisez-le. Vous verrez alors jusqu'où on peut aller dans l'expérimentation d'un langage singulier et ce que ça donne d'y aller.» Dans La Charge de l'orignal épormyable, Gauvreau fait parler ainsi Mycroft Mixeudeim, le personnage principal de sa pièce de théâtre : «Dérision. Il n'y a pas de commune mesure entre la densité et la tiède sagesse. Oh ! Oh ! La robe verte a des charmes en forme de glands. Pustules-bonté ! On a volé le manuscrit. Pour qu'il ne puisse pas rouspéter, on a pris son oeuvre comme otage. "Tais-toi, pendant que nous ferons les cons : sinon, nous saccagerons ton bien." Le léthargique se meurt, et on l'aide à mourir. Parfois, on a besoin de lui et on souhaite qu'il meure un peu plus tard. C'est rare. D'où vient la léthargie ? Qui l'a souhaitée secrètement, et en fait une flèche fluidique ? Qui a englué le corps d'une couche de farine mouillée ? Qui l'a voulu ? Qui l'a laissé faire ? Qui l'a approuvé ? Des diamants rient à gorge déployée dans les vitrines. Maintenant les drapeaux ont des queues de misère. Derrière tout blanc. Noces lyriques de l'adolescence. Mariage illégal de la maturité. Synthèse coriace de la décadence. Désarmement obligatoire. Les caves jubilent ! Les mijaurées se donnent du plaisir, le but est atteint ! Les alliés se prosternent, baisent leur propre futilité. "Il faut les bâillonner !" "Rappelons-lui ses injustices !" Les pleutres armés de pleutrerie montent à l'assaut du lion écrasé. Des guirlandes d'hosties jettent une note de bleu âtre dans le ciel tranquille. Les hommes se donnent la main. Les femmes se donnent le pouce. Un univers se lève sur une aurore courbe.»
Ne dirait-on pas qu'on est en plein Finnegans Wake, que ce soliloque de Mycroft Mixeudeim fait la synthèse de ce que peut être le Wake même si Gauvreau en était à mille milles et un mille quand il écrivit La Charge de l'orignal épormyable, du moins je l'imagine, puisqu'à ma connaissance, il n'en a jamais parlé nulle part et que les deux ou trois fois où je l'ai rencontré, il jouait à l'oreille casquée avec moi quand je voulais l'emmener en joycerie.
Dans son oeuvre, plus précisément L'Avalée des avalés et Les Enfantômes, Réjean Ducharme a démontré superbement que la langue québécoise a son génie bien à elle et qu'elle peut se montrer fulgurante quand on en brise les baleines de corset qui l'étouffent.
Pour écrire un Finnegans Wake québécois, il faudrait donc être tout à la fois Hubert Aquin, Jacques Ferron, Claude Gauvreau, Réjean Ducharme et quelque chose de plus encore, ce que Luis-Jorge Borges a parfaitement circonscrit quand il a dit : «C'est facile d'écrire le Quichotte. Il faut connaître à fond l'Espagne, avoir lu tous les romans de chevalerie et s'appeler Cervantès.» Ainsi naît le Livre totalisant, celui auquel Joyce s'est attelé en écrivant Finnegans Wake et celui auquel s'attellera un jour le Dieu-Thoth québécois quand seront enfin réunies les conditions gagnantes, au-delà du beau risque et de l'amnésie globale transitoire dans laquelle nous pataugeons parce que nous avons encore peur de la grandeur. Oh, la bourage de l'entour ! comme dit Becket-Bobo dans La Charge de l'orignal épormyable, avant d'ajouter pour faire faim-fin : Si nous ne trouvons pas de solution, nous en ferons de l'engrais ! Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! Rideau.
James Joyce, l'Irlande, le Québec, les mots (extrait)
James Joyce, l'Irlande, le Québec, les mots - Victor-Lévy Beaulieu
Victor-Lévy Beaulieu84 articles
Victor-Lévy Beaulieu participe de la démesure des personnages qui habitent son œuvre. Autant de livres que d'années vécues, souligne-t-il à la blague, comme pour atténuer l'espèce de vertige que l'on peut éprouver devant une œuvre aussi imposante et singul...
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Victor-Lévy Beaulieu participe de la démesure des personnages qui habitent son œuvre. Autant de livres que d'années vécues, souligne-t-il à la blague, comme pour atténuer l'espèce de vertige que l'on peut éprouver devant une œuvre aussi imposante et singulière. Une bonne trentaine de romans, une douzaine d'essais et autant de pièces de théâtre ; des adaptations pour la télévision
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