J'aimerais attirer l'attention sur certaines réactions au Rapport Bouchard-Taylor. Sous des prétextes fallacieux, ces réactions sont en train de déplacer le débat vers des terrains où tous les Québécois auront à perdre. J'obéis aussi à un autre motif, plus personnel. Au cours des derniers jours, on m'a montré du doigt ici et là pour me reprocher d'avoir manqué à mon devoir qui était de veiller, en ma qualité de coprésident, aux intérêts du groupe majoritaire dont je suis issu.
Des interprétations à contresens
J'aimerais d'abord mettre en garde contre les étonnantes analyses auxquelles se livrent divers intervenants et qui s'autorisent de profondes déformations. Elles tendent à accréditer des propositions et points de vue très éloignés du contenu du Rapport (voire en contradiction avec ses grandes orientations) et à le discréditer injustement dans l'opinion publique.
Cette remarque -- il me déplaît d'avoir à le préciser -- vise tout particulièrement certains représentants de la famille de pensée politique à laquelle j'appartiens depuis plus de quarante ans et dont les prises de position menacent de compromettre le pluralisme en matière de rapports ethniques, cette grande tradition instaurée par le Parti québécois lui-même et qui a fait honneur à notre société. Quelques ténors nationalistes, en effet, sont en train de prendre l'initiative du débat pour lui imprimer une orientation néfaste, susceptible de creuser des clivages ethniques et d'instituer des tensions déplorables entre Québécois. Il s'agit là d'une rupture radicale avec l'héritage de René Lévesque.
Des faussetés
Voici quelques exemples ponctuels de faussetés couramment colportées. D'après ce que l'on a pu lire et entendre, le Rapport:
- demanderait au groupe majoritaire d'accorder plus d'accommodements;
- considérerait qu'en aucun cas le port du foulard islamique n'est un signe d'oppression;
- recommanderait l'octroi de lieux de prières permanents dans les institutions publiques;
- ferait reposer sur la société d'accueil toute la responsabilité de l'intégration des immigrants, notamment l'obligation unilatérale de s'adapter aux nouveaux venus;
- culpabiliserait le groupe majoritaire en l'accusant d'intolérance;
- se montrerait insensible à la situation de la langue française;
- ferait l'impasse sur les valeurs fondamentales du Québec et verserait ainsi dans le relativisme culturel;
- célébrerait l'empire des chartes en guise de culture nationale;
- ferait la promotion pour le Québec d'un multiculturalisme à la Trudeau;
- plaiderait pour un retour aux «Canadiens français» de la survivance et ramènerait les francophones québécois au rang de groupe ethnique en le plaçant sur le même pied que les autres au sein de la mosaïque canadienne;
- rejetterait comme illégitime l'affirmation du groupe culturel majoritaire en sacrifiant carrément son passé et verserait dans le «cosmopolitisme» en l'ignorant dans la représentation des rapports interculturels;
- préconiserait le retour en force du religieux dans les institutions publiques (juste au moment où on achève de les déconfessionnaliser), etc.
Il me faudrait reprendre, références à l'appui, de larges parties du Rapport pour faire justice de toutes ces inexactitudes, ce qui est impossible ici. J'aimerais toutefois m'arrêter sur les trois dernières.
Un retour aux Canadiens français?
Comment peut-on affirmer que le Rapport préconise un retour à l'appellation «Canadiens français» alors qu'il n'en est absolument pas question? Au contraire, il établit clairement que tous les habitants du Québec sont des Québécois qui, ensemble, forment une nation spécifique. Il stipule qu'il y a une identité québécoise en formation depuis quelques décennies, nourrie principalement de la tradition francophone. Et il soutient qu'il faut en priorité fortifier cette tendance qui tend à supprimer ou à atténuer les clivages ethniques Eux/Nous.
Cela dit, on doit tout de même admettre que cette nouvelle identité ne peut pas être imposée à qui que ce soit. Chaque citoyen a le droit, s'il le désire, de conserver une référence à ses racines et de cultiver une appartenance ou une identité particulière, parallèle à l'autre et en relation avec elle. Pour ces deux raisons, il arrive parfois qu'on doive parler de Québécois d'origine juive, de Québécois d'origine italienne ou antillaise, etc. Pourquoi, suivant la même logique, serait-il condamnable de parler de Québécois d'origine canadienne-française, en particulier à l'intention de ceux qui tiennent à cette référence? L'expression est parfaitement neutre, précise et équitable, et elle correspond à la réalité historique.
C'est dans cet esprit que le Rapport propose d'abandonner l'expression «Québécois de souche» lorsqu'il s'agit de désigner les descendants des premiers immigrants français. Ce vocable est imprécis, il est inapproprié et il gêne plusieurs Québécois de toutes origines, particulièrement ceux et celles qui sont établis ici depuis quelques générations et se sentent complètement intégrés.
Quoi qu'il en soit, si l'on rejette cette proposition, quelles seraient les solutions de rechange?
L'interculturalisme et le groupe majoritaire
D'importantes clarifications s'imposent ici; en voici quelques-unes. D'abord, il est faux d'affirmer que le Rapport ne tient pas compte de l'existence du groupe ethnoculturel majoritaire. C'est justement l'une des principales raisons pour lesquelles il écarte le modèle du multicultualisme: précisément parce qu'il existe au Québec un très large noyau culturel, historiquement implanté, qui est une minorité sur le continent et dont la survie suscite une préoccupation constante, nécessaire. D'une manière assez irréaliste, certains auraient voulu que le Rapport propose des solutions politiques au problème identitaire. À cause de l'énoncé du mandat, à cause aussi de la composition de la Commission (un souverainiste et un fédéraliste), c'était manifestement impossible.
Deuxièmement, parce qu'il est une minorité culturelle en Amérique, le Québec doit avec raison craindre la fragmentation, les cloisonnements (ou le «communautarisme») et viser à l'intégration la plus étroite possible, d'où la nécessité de promouvoir les échanges et les interactions entre citoyens d'origines culturelles différentes, dans le cadre de la nation québécoise. C'est le propre de l'interculturalisme. On induit donc le public en erreur en soutenant qu'il n'est qu'une forme déguisée de multiculturalisme dans la tradition de Pierre Elliott Trudeau.
En définitive, la question fondamentale qui se pose est la suivante: si on rejette l'interculturalisme comme modèle de gestion des rapports interethniques au Québec, quelle formule démocratique reste-t-il pour assurer à la fois l'avenir de la francophonie québécoise et le respect de la diversité? Où sont les contre-propositions réalistes et acceptables au regard du droit, de l'éthique publique et de nos traditions?
Groupe majoritaire
Troisièmement, les critiques auxquelles je me réfère ici font grand étalage de l'insécurité, de l'angoisse identitaire, de la faiblesse, du sentiment de menace et du besoin de protections supplémentaires chez le groupe majoritaire. Deux remarques à ce sujet. D'abord, il n'est évidemment pas question de minimiser les aléas associés au statut de minoritaires; ils sont bien connus et le Rapport est très explicite sur ce sujet.
Mais pourquoi cette vive insistance, en ce moment, qui sème la peur et invite au doute de soi, au repli et à la méfiance collective? Pourquoi ne pas rappeler aussi les forces des Québécois et Québécoises d'origine canadienne-française qui sont largement majoritaires en effet (ils forment environ 75 % de la population), qui contrôlent la plus grande partie des institutions, qui pèsent très lourdement sur les prises de décision et qui disposent avec la loi 101 d'un puissant instrument pour protéger leur langue?
Pourquoi aussi ne pas mettre en valeur le dynamisme qu'ils manifestent présentement dans plusieurs domaines de la vie collective et tout ce qu'ils ont été capables de réaliser au cours des cinquante dernières années? Pourquoi ne pas faire valoir tout le poids sociologique et toutes les ressources dont ils disposent? En d'autres mots, pourquoi les pousser ainsi sur la pente de la frilosité?
Discours qui divise
On parle de protections supplémentaires. Mais contre quoi, contre qui, sinon contre les minorités ethniques et les immigrants -- en l'occurrence: la population la plus vulnérable qui soit? Et de quoi s'agit-il au juste? De protections juridiques qui consacreraient la prédominance des Québécois d'origine canadienne-française et établiraient une hiérarchie formelle entre citoyens, inscrite dans la Charte? Est-ce vraiment là le parti de l'avenir, est-ce l'horizon que l'on voudrait proposer aux Québécois? Est-ce la bonne formule pour une nation comme la nôtre qui a tant besoin d'intégration et de solidarité?
Je dis plutôt: voilà exactement le genre de discours propre à affaiblir la nation québécoise en la divisant et la ramenant en arrière, au temps de la survivance frileuse et peureuse dont chacun, dont chacune, avec raison, veut prendre congé. Qu'on le veuille ou non, notre société a beaucoup changé depuis vingt ans. À cause de l'immigration, bien sûr, qui fait désormais pleinement partie de son devenir (en conséquence d'un choix effectué par les Québécois eux-mêmes), mais aussi sous l'effet de bien d'autres facteurs (économiques, sociaux, culturels) que l'on serait mal avisé d'ignorer.
Encore un mot sur ce sujet. À tant insister sur la faiblesse des Québécois d'origine canadienne-française et les menaces qui pèsent sur eux, on n'ose plus souligner les responsabilités collectives qui leur incombent (comme à tout groupe majoritaire au sein d'une nation) à l'égard des minorités ethniques et des immigrants aux prises avec de graves problèmes de chômage et d'exclusion sociale. Tout rappel en ce sens risque maintenant d'être dénoncé comme une tentative de culpabilisation -- ce que le Rapport a justement voulu éviter à tout prix.
La laïcité ouverte: le religieux tous azimuts?
Dans une autre direction, on a dit du régime de laïcité ouverte qu'il était synonyme de laxisme, qu'il annonçait la libre invasion de la sphère publique par le religieux, qu'il ouvrait la porte aux accommodements les plus extravagants, etc. Encore là, il y a loin des perceptions à la réalité.
Le Rapport propose une formule réaliste de conciliation entre les quatre principes constitutifs de tout régime de laïcité: la liberté de conscience, l'égalité de traitement face aux convictions profondes (de nature religieuse ou séculière), la neutralité de l'État, l'autonomie réciproque (ou la séparation) des Églises et de l'État. Que l'on y regarde de près, et l'on verra que le document fait preuve d'équilibre. Il met en place des normes, des repères, en même temps qu'il prévoit des freins là où il en faut pour contrer les risques d'excès.
Par exemple, il rejette explicitement le port du niqab ou de la burka chez tous les agents de l'État. Par contre, il se fait plus conciliant sur d'autres sujets, notamment le port du foulard (tout en reconnaissant que, pour plusieurs femmes, il est un symbole d'oppression et d'exclusion). C'était la voie la plus appropriée dans un contexte marqué par l'incertitude et par de profondes divisions.
Le Rapport tient compte aussi d'une donnée fondamentale du Québec moderne, à savoir la pluralité des Églises. En l'occurrence, il fait le pari de l'ouverture en affirmant que la diversité religieuse gagne à être vue et apprivoisée le plus tôt possible dans la vie d'une personne -- dans des limites qui sont soigneusement indiquées par ailleurs (interdiction du port de signes religieux chez les agents de l'État exerçant un pouvoir de coercition, contraintes pesant sur l'octroi d'accommodements, etc.). D'une façon générale, il favorise aussi les formules qui tendent à intégrer plutôt qu'à marginaliser. Enfin, il établit une distinction importante entre la laïcité des institutions et les droits des personnes qui les fréquentent.
Contexte volatile
Il faut le répéter: le Québec sort à peine d'une période de turbulence, il est peut-être venu très près d'un véritable dérapage, et la situation reste très volatile. Comme toutes les nations d'Occident, il est confronté à un défi très difficile dont les enjeux sont immenses: conjuguer, dans le respect des droits, la continuité de ses traditions et de ses fondements culturels avec la diversité issue de l'immigration. Dans ces conditions, compte tenu de la nature imprévisible des rapports interethniques, les intervenants et porte-parole de tous partis, de toutes allégeances et de toutes tendances doivent faire preuve de vigilance, de prudence et de responsabilité.
Qu'on lise bien le Rapport. Outre des clarifications essentielles appuyées sur des recherches rigoureuses, on y trouvera des propositions modérées et des formules de bon sens qui sont une invitation à la sagesse collective, un plaidoyer pour la conciliation des différences dans l'intérêt de tous, au sein d'une identité québécoise francophone inclusive. Ce sont là, heureusement, des qualités dont notre société est bien pourvue, comme en témoigne son histoire.
***
Texte publié également dans La Presse du mardi 10 juin 2008 sous loe titre "Une rupture radicale avec l'héritage de René Lévesque"
***
Gérard Bouchard, Coprésident de la Commission sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles et directeur du Projet BALSAC et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’étude comparée des imaginaires collectifs à l’Université du Québec à Chicoutimi
Gérard Bouchard réplique à ses détracteurs
Le débat prend une tournure inquiétante
Commission BT - le rapport «Fonder l’avenir - Le temps de la conciliation»
Gérard Bouchard23 articles
Professeur, département des sciences humaines,
Coprésident de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodements liées aux différences culturelles
Université du Québec à Chicoutimi
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé