Depuis quelques décennies, de nombreux
intellectuels européens, notamment
français, ont affirmé que la civilisation
occidentale était en crise: fin des
«grands récits», des grandes idéologies et
utopies qui ont soutenu le développement
de l’Ouest au cours des deux ou trois derniers
siècles; rupture avec les traditions
gréco-romaine et judéo-chrétienne; mémoire
douloureuse des horreurs du XXe
siècle (génocides, totalitarismes, colonialismes…);
déception, désarroi même devant
une histoire qui n’a pas tenu ses promesses
et qui semble maintenant se défaire,
annonçant peut-être un nouveau
cycle de violence et de guerres; perte des
repères, des croyances, des idéaux; aggravation
des signes d’anomie sociale (suicide,
criminalité, désaffection institutionnelle,
etc.). Il s’est ainsi créé un vide que
met à profit une commercialisation à outrance,
accélérant ainsi le déclin de l’ancien
humanisme et accentuant les symptômes
de crise.
Tel est, sommairement résumé, le diagnostic
qui semble rallier la majorité des
esprits. À ce propos, deux questions se posent.
Dans quelle mesure ce diagnostic
très sombre résiste-t-il à un examen critique?
Et qu’en est-il, plus précisément, de
la culture québécoise?
Un problème de définition
Si l’on veut éviter l’arbitraire, il importe
d’abord de bien définir les termes et de se
donner quelques indicateurs. D’abord, par
la notion de culture, on entendra ici un ensemble
de représentations largement partagées
(valeurs, croyances, idéaux, identités)
qui constituent les fondements symboliques
d’une collectivité. Nous voilà dans le
domaine de l’imaginaire collectif, à savoir
le capital symbolique qui, dans toute société,
four nit une définition de Soi et de
l’Autre, propose une vision du passé, une
mémoire, de même qu’une vision de l’avenir
(notamment par le biais d’utopies) et, finalement,
opère une appropriation de l’espace
qui se trouve ainsi transformé en un
territoire, c’est-à-dire un espace parcouru,
nommé, raconté, etc. Il s’agit, en d’autres
mots, d’un ensemble de repères qui permettent
aux individus et aux collectivités
de se situer par rapport aux autres, de s’insérer
dans le temps et dans l’espace et de
se gouverner. Il va de soi, par ailleurs,
qu’une même société peut être le lieu de
plus d’un imaginaire qui se déploient en
complémentarité ou en concurrence et
peut-être même en contradiction.
Ce qu’il faut retenir, c’est que tout imaginaire
collectif — comme aussi toute culture
— est soutenu par des mythes. Ce mot
est souvent galvaudé, assimilé soit à de
pures affabulations, soit à des distorsions
délibérées et malicieuses de la réalité, soit
encore à des délires collectifs pouvant
conduire à des actes monstrueux. Il arrive
en effet au mythe de se présenter sous ces
traits; l’observation de la vie quotidienne,
tout comme l’histoire, en fournissent bien
des exemples. Mais le mythe ne se réduit
pas à cela, on aurait tort de le confondre
avec ses dérapages. Il faut insister ici sur
trois points.
Premièrement, dans sa réalité profonde,
le mythe est une représentation a) qui institue
une signification associée à une valeur,
une croyance, un idéal; b) qui s’incarne
dans un événement historique, dans un
lieu, un objet, un personnage ou une institution;
c) qui est l’objet d’un processus de ritualisation
en vertu duquel il acquiert un
statut de quasi-tabou; et d) qui mobilise les
esprits, incite à l’action. En deuxième lieu,
sa propriété principale tient dans son efficacité,
dans sa capacité de mobiliser des individus
et des groupes autour d’un symbole,
d’une finalité, comme on le voit dans le
mythe du multiculturalisme au Canada anglais,
dans l’ancien mythe de la survivance
au Canada français, dans le mythe de la
frontière aux États-Unis, dans le mythe républicain
en France, dans le mythe indigéniste
au Mexique, dans le mythe de la démocratie
raciale au Brésil, etc. Enfin, c’est
bien en vain qu’on voudrait éradiquer le
mythe pour en épurer la culture, sous prétexte
qu’il est un mode vulgaire et dangereux
de connaissance ou de perception. Car
le mythe est indélogeable; depuis des millénaires,
il renaît sans cesse de ses cendres,
il est présent dans toutes les sociétés, il est
une catégorie fondamentale de la conscience.
On ne choisit pas de faire avec ou sans
le mythe, il s’impose toujours à nous, sous
une forme ou sous une autre — ce qui n’exclut
pas qu’on puisse agir sur lui.
Le mythe est un rouage de toute vie collective
où il remplit des fonctions vitales: il
offre des directions à la pensée et à l’action,
il dissipe l’angoisse qui, dans toute société,
naît de l’inconnu ou du chaos, il crée
des liens entre les groupes, les cultures,
les classes, les genres, les races; il permet
de négocier des compromis; il atténue les
tensions, les lignes de conflit; il maintient
une société unie en temps de crise. Il n’est
guère exagéré de dire qu’une société finit
toujours par ressembler aux mythes qu’elle
se donne. Ce commentaire ne se veut
pas une apologie naïve du mythe, mais un
simple constat sociologique à partir duquel
on peut dégager un critère de définition de
la crise.
On pourrait dire qu’il y a crise de la culture
lorsque ses mythes fondateurs se défont
sans être remplacés. C’est toute la
structure de la société qui menace alors de
s’effondrer, livrant les individus à eux-mêmes,
sans horizon, sans direction et
sans guide. Vivons-nous une situation de
ce genre?
Des données contradictoires
Que les cultures et les sociétés occidentales
soient aux prises avec d’importants
problèmes structurels, nul ne songera à le
contester. Mais il est non moins évident
que le XXe siècle a coïncidé avec des avancées
spectaculaires dont nous bénéficions
présentement. Le nombre d’États associés
au régime démocratique a doublé depuis
25 ans, nous avons vu le déclin de l’eurocentrisme
et des formes les plus brutales
d’impérialisme et de despotisme, c’est au
XXe siècle qu’ont été mises en place les politiques
sociales, nous avons également assisté
à une expansion spectaculaire de l’alphabétisation
et de l’instruction, à une nette
amélioration de la condition féminine, à
l’abolition de la peine de mor t dans de
nombreux pays, à l’essor du pluralisme
(respect et promotion de la diversité ethnoculturelle),
à la mise en place de mesures
de protection des droits civiques, à une reconnaissance
des minorités, au recul sinon
à la fin des censures, etc.
Ces remarques invitent à relativiser le
discours de la crise. Elles veulent aussi
suggérer que des mythes puissants, porteurs
de progrès, sont demeurés actifs jusqu’à
très récemment. Il ne s’agit pas de
sombrer platement dans le jovialisme, mais
simplement d’adopter un point de vue plus
critique sur une vision peut-être réductrice,
de rechercher un diagnostic plus nuancé
qui s’accorde davantage avec la réalité.
Or, cette réalité apparaît très complexe et il
est certes imprudent de vouloir l’inscrire à
une seule enseigne.
Et le Québec?
S’agissant de notre société, on note
d’abord que, eu égard à la question examinée
ici, elle diffère peu des autres sociétés
d’Occident. Structurellement, on y relève à
peu près les mêmes traits, les mêmes carences,
les mêmes inquiétudes. Mais qu’en
est-il en particulier des mythes? À ce propos,
de nombreux Québécois sont victimes
d’une illusion: celle d’un déclin brutal au
cours des 20 dernières années, suivi d’un
grand vide symbolique qui nous caractériserait
présentement et qui serait à l’origine
de bien des maux.
À cette perception, on peut opposer la
représentation suivante. À l’époque de la
Révolution tranquille, le Québec a procédé
à un renouvellement de ses mythes fondateurs,
donnant congé notamment aux
saints martyrs canadiens, à Dollard des Ormeaux
et à la sur vivance. Il s’est donné
aussi des mythes projecteurs: la modernité,
l’américanité, la laïcité, le développement
(le «rattrapage»), l’ascension des Canadiens
français dans le monde des affaires,
la souveraineté politique, la «québécitude
», etc. Au cours des décennies 1980
et 1990, il est vrai que la plupart de ces
mythes ont perdu de leur mordant parce
qu’ils avaient en quelque sorte réalisé leur
programme, parce qu’ils avaient livré le potentiel
de changement dont ils étaient porteurs.
Est-ce à dire qu’ils n’ont pas été remplacés?
Bien sûr que non.
Sans qu’on n’y porte assez attention, de
nombreux idéaux ou mythes (ou esquisses
de mythes) ont émergé depuis. Mentionnons
à titre d’exemples: l’interculturalisme
en matière de diversité ethnique, l’ouverture
au monde, la citoyenneté, la société civile
internationale, le métissage, le trans-culturel,
la culture publique commune, la petite
nation ingénieuse, créatrice et dynamique,
les identités multiples, l’éthique publique
comme substitut du religieux et de
la morale traditionnelle, le développement
durable, l’idéal individualiste de l’«excellence
», l’éloge de l’ambivalence et de la
fluidité… Il serait, comme on le voit, abusif
de parler de vide. Dès lors, où loge la différence
par rapport à l’époque antérieure?
La culture québécoise des années 1960 et
1970 était porteuse de ce qu’on pourrait appeler
un archémythe, c’est-à-dire une vaste
configuration symbolique qui commande et
fédère un ensemble de mythes, ou encore:
qui structure d’autres mythes et les subsume,
si bien que toute avancée enregistrée
dans la direction de l’un de ces mythes se
traduit par une avancée dans l’ensemble. La
figure de l’attelage reproduit assez fidèlement
cette dynamique. Or, c’est un phénomène
de ce genre qui est absent dans la
conjoncture présente. La majorité des
mythes en vigueur se présentent désormais
à l’état non pas conjugué, mais fragmenté. Si
l’on veut, l’atomisation a remplacé l’attelage.
Avec le recul du temps, il est aisé de désigner
l’archémythe de la Révolution tranquille:
l’affirmation nationale des francophones
québécois dans l’environnement
nord-américain et atlantique. On chercherait
vainement une architecture de ce genre aujourd’hui
dans notre paysage culturel.
On aurait tort de voir là quoi que ce soit
d’anormal ou d’inquiétant. En fait, les
mythes se présentent le plus souvent sous
une forme fragmentée; c’est plutôt l’archémythe
qui est exceptionnel. Il survient parfois
dans l’histoire d’une nation ou même
d’un continent sans qu’on s’y attende. Il est
très difficile d’expliquer son apparition et
plus encore de la prévoir ou de la provoquer.
Des constats alarmistes
La thématique de la crise s’accompagne
de constats empiriques apparemment très
assurés et pourtant mal fondés. L’identité
nationale québécoise est dite en crise alors
qu’elle fait l’envie de bien des observateurs
étrangers qui la trouvent remplie de dynamisme,
capable d’une remarquable flexibilité
et en voie d’accommoder d’une façon
originale la diversité ethnoculturelle. En se
référant à un supposé âge d’or de l’époque
de la survivance, on parle volontiers d’une
crise de la mémoire collective même si plusieurs
indices appuieraient plutôt la thèse
contraire (vigueur de l’histoire savante,
forte demande dans la culture de masse,
floraison de musées, sites, reconstitutions,
etc.). Des études sérieuses, crédibles,
montrent que la culture des jeunes reste
très attachée aux valeurs fondamentales de
liberté, de justice, de démocratie, de travail.
On sait aussi que le discours donnant
les taux de suicide chez les jeunes Québécois
comme étant les plus élevés au monde
se sont avérés sans fondement (même si le
problème doit être considéré comme grave,
sans aucun doute). La criminalité au
Québec est l’une des plus basses que l’on
connaisse en Occident et dans le monde
(ce qui est l’un des secrets les mieux gardés
qui soient), etc.
Une nouvelle vision de soi
et du monde
Que retenir de tout cela? Cinq points, en
ce qui me concerne. D’abord, et de nouveau,
les diagnostics de crise doivent être
accueillis avec méfiance, même si la gravité
des problèmes ne fait pas de doute. Ensuite,
toutes les évaluations et études, statistiques
ou autres, doivent être interprétées
avec une grande vigilance critique; la
confusion que sèment les nombreuses informations
tronquées ou contradictoires
accroît la difficulté d’une connaissance
exacte de soi, d’où la tentation de s’en remettre
à des stéréotypes. Troisièmement,
il faut s’employer à cerner des problèmes
spécifiques, bien déterminés et documentés,
afin d’agir efficacement sans se laisser
distraire par les bilans à l’emporte-pièce
qui noircissent ou blanchissent à outrance.
Quatrièmement, la culture savante québécoise
s’imprègne peut-être trop aisément
de la morosité intellectuelle venue de France
(et dont de nombreux Français — nous
ne le savons peut-être pas assez — se moquent
eux-mêmes). Peut-être devrions-nous
nous montrer plus attentifs à d’autres
voix venues d’autres parties du monde et
porteuses de points de vue, de visions, de
sensibilités différents. Enfin, n’est-il pas paradoxal
que les deux premières générations
de Québécois à avoir enfin accédé
massivement à l’enseignement supérieur
manifestent à ce point une tendance à la
morosité, au dépit, à la démission, à la fatigue?
Après tout, la mondialisation, à laquelle
on impute avec raison tant de maux,
ouvre également des perspectives sans
précédent d’innovation et d’affirmation.
Les temps de rupture, comme toujours,
sont aussi des temps de recommencement.
Du travail pour les intellectuels
Ce texte avait pour but de critiquer et récuser
le diagnostic de crise, mais sans verser
dans un optimisme facile. On a bien raison
de s’inquiéter de plusieurs tendances
ou glissements en cours dans la société
québécoise. On pense aux inégalités sociales
et au déficit démocratique croissant
(consécutifs à la mondialisation), à la commercialisation
et à l’utilitarisme qui menacent
d’investir toutes les sphères de la société,
à l’expansion des jeux de hasard, à
l’infantilisation et à l’appauvrissement
(teintés de vulgarité) associés à la nouvelle
culture de masse, aux relâchements du
système d’enseignement, à l’avenir général
de l’éthique dans les institutions (publiques
et privées), aux intégrismes de
tous ordres qui mettent en péril les idéaux
pluralistes et l’équilibre de la vie citoyenne,
et enfin à l’esprit de démission, au cynisme
qui menacent de s’étendre, apportant ainsi
une caution bien involontaire à une dérive
qu’il faudrait plutôt contenir.
Mais parmi tous les périls, il faut mettre
au premier rang la culture marchande, cette
monoculture qui menace d’éroder l’espace
critique, à savoir une distance salutaire
grâce à laquelle une culture — et avec elle,
toute une société — peuvent s’amender, se
renouveler et progresser.
La discussion sur le thème de la crise
peut aisément tourner en une simple querelle
sémantique et c’est pourquoi il importe
de rappeler la principale question qu’elle
recèle: faisons-nous réellement face à une
conjonction de tendances destructrices en
forme de fatalité, au point que la résignation
éclairée constituerait le seul parti raisonnable?
La résignation éclairée, c’est-à-dire
le repli dans la lucidité retranchée,
dans une révolte retenue, dans les évasions
que peuvent offrir le travail quotidien ou la
vie de l’esprit, dans la fausse sécurité d’une
individualité «auto-fécondée», érigée en
barricade — dans tous les cas, dans une
forme d’impuissance collective. À l’encontre
de ces tentations, il faut plutôt se
convaincre que la démission des acteurs
constituerait le plus sûr moyen de précipiter
dans la crise une société déjà mal en
point. Il revient à chacun, et tout particulièrement
aux intellectuels, de restaurer les
valeurs, les croyances, les idéaux, de
concevoir de nouvelles directions pour l’action,
de casser la spirale de l’inaction et de
l’impuissance. Il faut, en d’autres mots, revenir
aux mythes, à la fois pour les promouvoir
et les critiquer.
À cet égard, et contrairement à un sentiment
de plus en plus répandu, il est utile
de rappeler que les intellectuels disposent
toujours de puissants moyens pour agir sur
la société. Ils sont les virtuoses de l’écrit
(qui ne se porte pas si mal) et de la parole
(qui se porte encore mieux); ils sont aussi
les acteurs principaux, en première ligne,
de tout le système d’éducation — ce n’est
pas rien. Sans délaisser leur champ, il leur
reste à prendre pied, d’une façon ou d’une
autre, dans la formidable machine que sont
les nouvelles technologies de communication
de masse. Il y a là des instruments extraordinairement
puissants pour qui veut
agir directement sur une société ou sur
une culture pour la changer. Ce serait une
grave erreur que de leur tourner le dos.
Crise ou transition ?
Une crise de la culture? Le constat est
exagéré. Du point de vue des grands repères
symboliques, on observe non pas un
vide mais une diversification, une grande
fragmentation (en par ticulier dans les
mythes). Les changements que nous vivons,
cependant, ne se réduisent pas à des
ajustements; il s’agit de bien plus que du
simple processus, constant et familier, de
réaménagement sous couvert de continuité.
C’est plutôt le concept de transition qui
paraît le mieux refléter la situation présente.
Les ruptures y sont nombreuses, profondes,
et elles affectent les structures
sans instaurer une situation d’anarchie.
Gérard Bouchard
Professeur, département des sciences humaines,
Université du Québec à Chicoutimi
L'avenir de la culture québécoise : quels sont les rêves collectifs ?
La culture québécoise est-elle en crise ?
INM - Institut du Nouveau Monde
Gérard Bouchard23 articles
Professeur, département des sciences humaines,
Coprésident de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodements liées aux différences culturelles
Université du Québec à Chicoutimi
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