On pense souvent que le modèle québécois
de gestion du pluralisme est, encore aujourd’hui,
celui de l’interculturalisme, tel
qu’énoncé en 1978 dans la Politique québécoise
de développement culturel. Celle-ci est
célèbre pour sa métaphore: l’arbre est la culture
centrale définie essentiellement par un
noyau francophone, auquel viendraient se
greffer les branches des autres cultures. Bien
que le gouvernement ait reconnu qu’il y avait
«autant de façons d’être québécois», cette approche
a été critiquée à cause du statut différent
qu’elle semblait accorder aux citoyens
dans la définition du projet collectif, et de la
frontière rigide qu’elle supposait entre cultures
et porteurs de culture. Il y a plus de
15 ans, l’Énoncé de politique en matière d’immigration
et d’intégration (1990), par le biais
de son contrat moral, a donc proposé un projet
plus inclusif et reflétant mieux la complexité
et l’interrelation des identités et des
appartenances dans les sociétés modernes.
On y reconnaissait, d’abord, que le pluralisme
des styles de vie et des valeurs, bien
qu’alimenté par la présence de personnes issues
de l’immigration, était constitutif de
l’identité québécoise, comme de toutes les
grandes démocraties. Son expression individuelle
et collective devait donc être régulée
par les mêmes principes pour tous les citoyens:
le droit de décider ou non si l’on
conserve des parties de son héritage culturel;
le respect de limites communes basées sur
les valeurs démocratiques fondamentales ainsi
que l’acceptation, autant par la majorité que
les minorités, du caractère incontournable de
la transformation culturelle dans un contexte
d’échanges intercommunautaires. L’énoncé
tentait également de dépasser l’opposition dichotomique
qui prévalait alors, et prévaut encore
largement aujourd’hui, entre les Québécois
de souche (vocable sous lequel il ne faut
pas gratter beaucoup pour trouver les anciens
Canadiens français) et les «communautés culturelles
». Il appelait donc à l’émergence d’une
nouvelle identité inclusive, où les Québécois
de toutes origines pourraient se reconnaître,
entre autres par leur capacité équivalente de
l’influencer et de la transformer.
Ces objectifs, qui s’inscrivent dans une
perspective de citoyenneté pluraliste ou de libéralisme
renouvelé, sont, pour l’essentiel,
ceux que les gouvernements successifs,
qu’ils soient du Parti québécois ou du Parti libéral,
ont poursuivi ces 15 dernières années.
Il est donc pertinent de se demander aujourd’hui
jusqu’à quel point ils ont été atteints.
Parmi les avancées indéniables vers la
consolidation d’un modèle inclusif et pluraliste
de nation, on doit signaler les importants efforts
accomplis par diverses institutions publiques
pour mieux refléter l’ensemble de la
population québécoise. Quelles que soient les
limites qui persistent à cet égard — probablement
plus visibles aux yeux des minorités que
de la majorité — il est clair, en effet, que la
transformation pluraliste est amorcée.
L’exemple de l’école, institution par excellence
de production d’une identité commune, est particulièrement
éclairant. Dans le cadre de la réforme
de 1998, non seulement les anciennes
structures scolaires confessionnelles ont-elles
été remplacées par des structures linguistiques,
mais l’intégration des jeunes immigrants
et l’éducation interculturelle figurent désormais
au coeur de ses mandats prioritaires.
On a aussi noté une progression constante des
attitudes positives des Québécois à l’égard de
l’immigration et de la diversité culturelle durant
toute la décennie, même si les francophones et
les répondants des régions continuent à avoir
un peu plus de réserve. Les contacts sont également
de plus en plus fréquents — et généralement
harmonieux — entre Québécois de
toutes origines, au travail, dans les loisirs, au
sein des institutions et dans leur quartier,
même si un important hiatus entre Montréal et
les régions persiste à cet égard.
Au sein des populations d’origine immigrante,
l’accession des enfants de la loi 101 à
l’âge adulte a aussi eu plusieurs conséquences
positives. Il existe désormais une
grande similarité chez les jeunes de toutes
origines, en ce qui concerne les styles de vie,
les pratiques culturelles et l’adhésion aux
principes démocratiques. Qu’ils soient issus
de la majorité ou des minorités, ils cherchent
aujourd’hui à trouver un équilibre personnel
entre leur identité, leur héritage culturel et
leur appartenance citoyenne, ce qui induit
des rapports moins polarisés que par le passé.
La contribution d’artistes issus de l’immigration
à la culture québécoise de langue
française est également devenue significative.
Toutefois, malgré ces acquis, trop d’obstacles
persistent encore pour qu’on puisse
considérer que le virage amorcé est définitif. Il
est d’abord évident que l’identité inclusive, en
progression, demeure à géométrie variable. La
frontière entre francophones de souche et communautés
culturelles a bougé, mais elle n’a pas
disparu. Les critères d’inclusion ou d’exclusion
sont variés. Parfois, comme le signalait Dany
Laferrière dans une chronique récente, c’est le
clivage socio-économique qui est central: pour
les jeunes rencontrés au dépanneur, il est un
écrivain québécois, mais eux sont des
membres de «gangs de rue» haïtiens. Dans
d’autres cas, notamment lors des controverses
relatives aux conflits de valeurs, le critère est
formulé en termes idéologiques. Les bons immigrants
qui respectent nos valeurs font partie
du «nous» québécois. Ceux qui insistent pour
préserver leur culture, même si pour ce faire ils
utilisent la magna carta par excellence de notre
projet citoyen, la Charte des droits et libertés
du Québec, sont rapidement relayés dans le
camp des fondamentalistes, extrémistes ou
obscurantistes. Les controverses relatives aux
limites de l’adaptation à la diversité et à l’«accommodement
raisonnable» contribuent,
certes, à la clarification de ce qui constitue une
pratique légitime et non légitime en régime démocratique.
Cependant, il est clair qu’elles donnent
lieu à certains dérapages xénophobes.
Étant donné le caractère récent de l’intégration
des immigrants aux institutions francophones,
il est aussi plus difficile au Québec
d’assurer l’inclusion égalitaire des membres
des minorités. Bien que les Québécois d’origine
immigrée participent de manière croissante
aux grands débats sociaux à travers divers
organismes et instances de la société civile,
leur sous-représentation, dans la plupart
des secteurs, continue de poser problème.
De plus, la détérioration de la situation socioéconomique
de la population immigrée, depuis
15 ans, et surtout celle des jeunes Québécois
de deuxième génération, ne facilite ni
la participation citoyenne à la définition d’une
nouvelle culture, ni le développement d’un
sentiment d’appartenance.
Si l’identification à la société québécoise
progresse globalement au sein de la population
d’origine immigrée, on y trouve donc désormais
trois cas de figure de résistance: les
anciens partisans, désormais discrets, de l’intégration
à la collectivité anglophone canadienne
ou internationale; les déçus de la non-concrétisation
du projet pluraliste, nombreux
parmi les enfants de la loi 101; et enfin, les citoyens
du monde dont l’appartenance primordiale
se concrétise dans des réseaux transnationaux,
économiques, religieux ou autres.
L’invocation rituelle de l’ambiguïté du statut
constitutionnel comme facteur explicatif à cet
égard ne s’applique qu’au premier groupe.
Quant au second, il suffirait de bien peu de
chose, soit d’arrimer les paroles aux actes,
pour répondre à leurs attentes. En ce qui
concerne le troisième groupe, toutefois, la vision
optimiste de l’équilibre entre identité citoyenne
et particularisme ethnoculturel du
contrat moral de 1990 n’offre guère de réponses.
La coexistence de citoyennetés multiples
sur un même territoire est, en effet,
plus complexe que le «vivre-ensemble» au
sein d’une société pluraliste.
Au vu du bilan qui se dégage de cette brève
analyse, y a-t-il lieu de s’inquiéter? Sans doute,
et davantage que nous ne l’avions envisagé en
1990. Faut-il pour autant perdre confiance dans
la capacité de la société québécoise de développer
une identité inclusive et une culture pluraliste?
Certainement pas. Les acquis sont
nombreux et une mobilisation citoyenne pour
les préserver et les accentuer s’impose.
Marie McAndrew
Titulaire, chaire du Canada sur l’éducation
et les rapports ethniques
Professeure titulaire, faculté des sciences de
l’éducation, Université de Montréal
Entre identité inclusive et culture pluraliste: où en sommes-nous ?
INM - Institut du Nouveau Monde
Marie McAndrew3 articles
Titulaire, chaire du Canada sur l’éducation
et les rapports ethniques
Professeure titulaire, faculté des sciences de
l’éducation, Université de Montréal
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé