Présence, avenir de la culture québécoise

8e9d4789d8f20e8f2c2ae1371463611a

INM - Institut du Nouveau Monde

Comité directeur du Rendez-vous
stratégique sur la culture

Le concept de culture pose toujours un
problème de définition. Pour les fins de
nos réflexions, nous proposons la formulation
suivante:
a) Un ensemble de valeurs, d’idéaux, de
croyances et d’orientations collectives,
b) constitué de mémoire, d’identité et de vision
d’avenir,
c) soutenu par une (ou des) langue(s) nationale(s),
d) incarné dans des traditions, des coutumes,
des manières de faire plus ou moins institutionnalisées,
e) partagé par la plupart des membres d’une
collectivité ou d’une société,
f) traversé néanmoins par des questionnements,
des tensions, des inquiétudes qui la
poussent toujours à se remettre en cause, à se
redéfinir,
g) constamment travaillé de l’intérieur par
des forces de création, d’invention, et de l’extérieur
par un apport d’idées, d’esthétiques, de
sensibilités, de modes.
De cette définition, retenons qu’au sein
d’une société, il n’y a jamais consensus. Toute
culture fait place à la diversité, à la pluralité, à la
dissension, aux tensions et au changement.
L’expression «culture québécoise» ne va pas
de soi elle non plus. Que faut-il entendre par là?
La culture produite par les Québécois et/ou issue
de son histoire? Ou l’ensemble de la vie culturelle
qui a cours dans notre société, en tant
que nourrie à la fois de traditions, d’inventions,
de mélanges et d’emprunts de tous ordres?
Certains pensent qu’il faut privilégier les traditions,
les coutumes, la mémoire, les traits
identitaires associés au vieux noyau canadien-français.
Mais qu’en est-il alors des autres cultures
présentes dans notre société?
En fonction des réponses données à ces
questions, on en arrive à des conceptions très
différentes de la nature et de la situation de la
culture québécoise. Par exemple, elle peut apparaître
soit comme un ensemble de silos juxtaposés
dessiné par le quadrillage des
groupes ethnoculturels, des régions, des générations,
des classes sociales, soit comme
un champ ouvert travaillé par une dynamique
très ouverte d’interaction, d’échange. Ou encore:
comme une culture qui se défait (celle
des Canadiens français) et qu’il faudrait refaire?
Ou comme une culture en renouvellement
dans la diversité? Enfin, il importe
d’ajouter à tout cela toutes les promesses, les
incertitudes et les menaces associées aux
perspectives de la mondialisation.
Le parcours proposé sous forme de questions
et de dilemmes veut susciter réflexions et
débats, conduire à des choix, des orientations,
et contribuer à la formulation de propositions
pour leur mise en oeuvre.
La culture québécoise: état des lieux
de la création, de la diffusion et
des pratiques culturelles

La culture québécoise: cancre ou premier de
classe?
Ce thème veut inviter à réfléchir sur ce qu’on
pourrait appeler l’état des lieux du Québec culturel
en matière d’infrastructures et d’équipements
collectifs, en rapport aussi avec les habitudes,
les pratiques culturelles, le niveau de
performance des Québécois là où il peut être
mesuré. Il est utile de produire un dossier statistique
sur plusieurs sujets, tels:
a) l’état des médias, des bibliothèques publiques,
des institutions d’enseignement, des
musées, du monde des arts et des lettres, de la
recherche;
b) les performances scolaires en termes de
réussite, d’accès, de décrochage;
c) les habitudes de lecture, les pratiques d’information
civique;
d) l’analphabétisme, l’illettrisme, l’utilisation
du réseau Internet (une «fracture»
numérique?);
e) la situation de la transmission culturelle;
f) les pratiques linguistiques;
g) le patrimoine (sites historiques, monuments,
archives, etc.).
L’objectif est de montrer ce qui va bien et ce
qui va moins bien, tout en faisant ressortir la
difficulté de ce genre de diagnostic du fait de
statistiques parfois contradictoires, souvent difficiles
à interpréter, ou simplement déficientes
ou manquantes. Cet état des lieux vise aussi à
soutenir l’élaboration de recommandations en
rapport avec les besoins en matière d’informations
et de recherche. Enfin, il voudrait aider à
évaluer la situation du Québec en comparaison
avec d’autres sociétés similaires.
Création et diffusion — Les rapports
entre les créateurs et les publics:
problème du côté de l’offre ou du
côté de la demande?

À propos de la vie culturelle au Québec, on
parle tantôt d’une grande effervescence,
d’une créativité sans précédent, et tantôt de
tape-à-l’oeil, de médiocrité, de commercialisation.
Par ailleurs, si l’offre d’activités et de
biens culturels semble intense en zone montréalaise,
on parle parfois de «désert» dans
certaines régions. De même, si quelques productions
culturelles bien intégrées au marché
de masse jouissent d’un ample appui financier,
la plupart des autres sont réduites à la
portion congrue, ou tout simplement laissées
à elles-mêmes, par suite du désengagement
progressif de l’État et d’autres institutions publiques
ou privées. Enfin, de nombreux créateurs
constatent que leurs oeuvres suscitent
peu d’intérêt auprès de la population — on
pense ici d’abord aux avant-gardes et aux
poètes, mais aussi à la plupart des romanciers
dont les ouvrages souffrent de chiffres
de vente anémiques (moins d’un millier
d’exemplaires en moyenne). Ceci, sans parler
des petits groupes de création, des acteurs
marginaux qui oeuvrent à contre-courant à
l’insu des médias, sinon des publics.
Les enjeux sont ici de taille. La création est
sans contredit l’affaire des créateurs, dont il
faut respecter pleinement l’autonomie. On
sait aussi que la propriété de la création littéraire
et artistique est de projeter le particulier
vers l’universel. Mais l’observation sociologique
enseigne néanmoins que les produits
de la création, une fois diffusés parmi les publics
spécialisés auxquels ils sont immédiatement
destinés, débordent souvent ce cadre
restreint et en viennent à nourrir la culture
d’une société et son identité — entendons par
là: les signes, les traits, les images, les mots,
les personnages qu’elle s’approprie (ou se réapproprie)
et à travers lesquels elle aime à se
reconnaître et se représenter pour elle-même
et pour les autres. Le créateur doit admettre
qu’une fois produite et livrée au public, son
oeuvre entreprend une nouvelle carrière,
devenant
susceptible de diverses interprétations
qui peuvent différer des visées qui l’ont motivée
et du sens qui y a été investi initialement.
À tout prendre, ce mécanisme de transfert et
de traduction (cette «trahison», pourrait-on
même dire) doit être considéré positivement
dans la mesure où la création participe ainsi
de la culture concrète qui se fait, se refait et
se transmet dans une société.
C’est rien de moins que l’identité qui est ici
en jeu et il est souhaitable qu’elle puisse s’alimenter
— au moins indirectement — à même
les sources les plus vivantes et les plus épurées.
Sur cet arrière-plan, bien des questions se
posent. Par exemple, que faut-il attendre de
l’État? Quelles sont ici ses responsabilités?
Comment surmonter les graves déficiences
du système scolaire en matière de soutien à
la création et au développement culturel?
Comment rendre la culture plus accessible
sans verser dans la démagogie, sans en appauvrir
les contenus? À cet égard, les nouvelles
technologies de l’information et de la
communication sont en voie de mettre la
création et la diffusion de la culture à la portée
du plus grand nombre. Par ailleurs, compte
tenu de leur potentiel et de leur polyvalence,
plusieurs experts croient qu’elles sont
présentement sous-utilisées. En plus, on
connaît encore mal leurs retombées eu égard
à l’accessibilité des publics à des contenus
culturels diversifiés.
D’une façon générale, la culture dite «d’élite
» (celle qui fait profession de réinventer en
profondeur à la fois au coeur et à distance de
la mêlée, qui refait constamment le monde
dans la liberté la plus totale et finit par anticiper
le mouvement général) est-elle suffisamment
reconnue, encouragée? La société québécoise,
comme on le dit souvent, aurait-elle
une dent contre les élites, les créateurs, les intellectuels?
Quelle est au juste la nature du
déséquilibre que plusieurs s’accordent à déplorer
entre le contenu de l’offre et la demande
de biens culturels? Se pourrait-il que
l’offre excède la demande? Et pour quelle raison?
L’artiste ne saurait plus capter, «rencontrer
» la sensibilité, les états d’âme, les goûts
du public? Ou serait-ce plutôt l’inverse? Dans
ce cas, c’est le public qui ne ferait pas les efforts
nécessaires pour s’ouvrir à de nouvelles
formes d’expression, pour apprécier des
oeuvres plus exigeantes. Enfin, peut-on (doit-on?)
déborder l’alternative a) de l’élite qui
rêve souvent d’«élever le niveau de la masse»,
et b) de l’industriel ou du marchand qui veut
lui vendre son produit?
Dans ce contexte, on se demande aussi ce
qu’il advient de la culture populaire, de tout
ce bagage de coutumes, de rites et de représentations
qui était porté et transmis par les
milieux ouvriers et paysans. A-t-il été absorbé,
sinon annihilé par ce que nous appelons la
culture de masse? Ou bien la culture populaire
a-t-elle survécu et agit-elle encore, mais
d’une façon détournée, moins visible?
Les cultures en émergence:
promesse d’enrichissement ou facteur
de dispersion de la culture québécoise?

Le paysage culturel québécois s’est beaucoup
diversifié au cours des dernières décennies
et cette tendance semble s’accélérer. Elle
est le fait d’une nouvelle génération porteuse
d’une sensibilité, d’une esthétique différente.
Elle est due également à de jeunes Néo-Québécois
qui investissent leur culture d’origine,
leur «différence», dans la vie des arts et des
lettres. Elle est l’effet du réseau Internet et
des autres moyens de communication récents
qui permettent à tout individu de
construire son univers de référence. Elle véhicule
de nouveaux produits culturels (comme
la télé-réalité). Elle porte la marque des
dynamismes qui se manifestent en région,
souvent coupés et ignorés de la métropole.
Elle résulte, enfin, de nouvelles pratiques de
création qui s’exercent un peu partout et se
diffusent à travers des canaux secondaires
auprès de publics segmentés. Il en découle
une grande diversification de la vie culturelle
avec des références, des identités, des sensibilités
fragmentées, des modes de production
(et de consommation) parfois très individualisés.
Par ailleurs, c’est dans ce contexte également
que prennent forme de nouvelles appartenances
et solidarités.
Faut-il voir dans ces changements un
signe, une promesse d’enrichissement, un
bouillonnement salutaire? Ou un facteur de
dispersion et d’affaiblissement de la culture
québécoise? Est-ce la naissance d’une culture
qui ne se soucie guère d’être partagée, ritualisée,
transmise, mobilisée par l’identitaire? Si
tel est le cas, cette culture en miettes ne
risque-t-elle pas de soumettre une grande partie
du champ culturel à la logique de la commercialisation
et de la compétition à outrance?
Voyons-nous en action présentement des
dynamismes qui, en contrepartie de cette culture
«individualisée», introduisent de nouvelles
formes d’une culture partagée par la
majorité des Québécois? Cette dualité elle-même
est-elle inévitable?
Il importe enfin de souligner les bouleversements
qui s’observent déjà du fait de la présence
grandissante des femmes dans toutes
les sphères de la vie culturelle, aussi bien à
l’université que sur le marché du travail:
quelles en seront les répercussions?
Questions de société
Plusieurs analystes constatent que, depuis
quelques années, d’importants segments de
la création artistique et littéraire québécoise
(le roman notamment) se sont largement détournés
des grandes thématiques nationales,
politiques et sociales qui nourrissent ordinairement
l’identité collective (ou la culture nationale).
La création, en se renouvelant, exploiterait
d’autres thématiques, d’autres matériaux.
Encore une fois, ces réorientations
relèvent de l’autonomie du champ de la création:
l’artiste, l’intellectuel n’ont pas à être
conscrits ou mobilisés. Pour l’identité collective,
il peut toutefois s’ensuivre d’importantes
répercussions sur lesquelles il
convient de s’interroger. Du coup, celle-ci
n’est-elle pas en effet menacée d’un triple appauvrissement
du fait que:
a) elle est ainsi privée d’une puissante source
de renouvellement,
b) elle se trouve en quelque sorte livrée à
la culture de masse commercialisée,
c) elle risque de perpétuer des contenus
symboliques de plus en plus stéréotypés, décrochés
de l’histoire qui se fait?
Est-il illusoire d’imaginer pour le Québec
une dynamique culturelle diversifiée qui se
nourrisse de l’ensemble des composantes de
l’éventail culturel? Quelle est ici la marge de
manoeuvre? Peut-on penser à des mesures
concrètes qui permettraient d’avancer dans
cette direction?
L’idéal de la démocratisation de la culture
se propose ici comme une possible solution.
Mais que faut-il entendre au juste par là? Donner
une chance égale à tous les créateurs, au
lieu de laisser le marché décider à lui seul?
Rendre les produits de la création plus accessibles
(géographiquement, financièrement)?
Mieux préparer le grand public en faisant
oeuvre d’éducation, en haussant l’alphabétisation?
Promouvoir la diffusion des productions
les plus «faciles»? Ou inciter les créateurs à
se soucier davantage des goûts, de la sensibilité,
de la capacité d’absorption du grand
public?
Le rapport avec la France est un autre terrain
de réflexion. Historiquement, nous le savons,
la culture québécoise est issue de la tradition
française, mais elle s’en est progressivement
différenciée (comme on le voit dans
l’évolution de la langue, des mentalités, des
institutions). La culture de la France reste
tout de même très vivante chez nous et elle
continue de faire autorité (par exemple, dans
l’enseignement de la littérature, dans la
langue parlée ou écrite, dans la vie scientifique).
Est-elle trop présente ou trop peu? Estelle
une source précieuse de diversification,
d’enrichissement? Ou une «influence indue»
qui nous inhibe et nous empêche de donner
libre cours à toute notre créativité en accord
avec nos expériences, notre sensibilité (notre
«américanité»)? Peut-on concevoir un rapport
vivant à la France qui s’accorde avec notre
rapport aux Amériques?
Enfin, dans quelle mesure la mondialisation,
comme nouvel espace de communication, représente-
t-elle une menace d’érosion ou un
nouvel horizon de rayonnement et d’affirmation
de la culture québécoise? Sous ce rapport,
les Québécois sont-ils présentement en mode
d’attente, de défense, de repli? Ou d’invention,
de prise d’initiative, de leadership?
La culture québécoise: une culture
commune ou une mosaïque d’identités?

Culture commune et interculturalisme:
quel bilan?
Depuis les années 1970, l’État fédéral a
mis en oeuvre le multiculturalisme comme
modèle d’agencement de la diversité ethnoculturelle
au Canada. Cette politique visait le
respect et la promotion de la pluralité canadienne.
Pour diverses raisons (notamment
parce que le multiculturalisme mettait fin à la
vision d’un Canada binational mettant à parité
anglophones et francophones), le Québec
a tenu à élaborer sa propre politique en matière
de rapports interethniques. Ce fut l’origine
de l’interculturalisme. On peut dire que
cette politique est notre traduction originale
du grand idéal du pluralisme, avec sa double
insistance sur la nécessité de a) respecter la
diversité ethnoculturelle ou ethnique, et b)
promouvoir les interactions entre les individus
et groupes d’origine culturelle différente
(comment la diversité peut-elle être une richesse
si elle prend la forme d’un retranchement?).
Si on dresse un bilan après une trentaine
d’années, qu’en ressort-il? Où en est-on
au juste dans cette double direction? Un patrimoine
culturel commun est-il en train de
se constituer? Est-ce encore possible? Est-ce
même souhaitable? Comment se manifeste
le pluralisme dans la vie quotidienne? Et
dans ce contexte, qu’advient-il de l’idée a)
d’un Québec francophone?, et b) d’une
nation québécoise?
Au-delà du discours officiel, se peut-il que
l’idéal interculturaliste soit terni ou même
contredit par des pratiques discriminatoires
ou racistes que nous ne voulons pas voir? En
d’autres mots, le geste a-t-il suivi la parole? Et
s’agissant de pluralisme, prend-il la forme
d’un idéal très noble auquel nous adhérons
parce qu’il promet de nous grandir tous? Ou
n’est-ce qu’une profession de foi que la majorité
francophone fait du bout des lèvres parce
qu’elle se laisse intimider par des courants
d’idées d’ici et d’ailleurs, parce qu’elle n’ose
pas affirmer vigoureusement comme elle le
souhaiterait ce qu’elle considère comme ses
prérogatives?
Il importe aussi de s’interroger sur le sens
même de l’interculturalisme. Ce concept est
en effet très complexe et il peut recouvrir des
modèles, des arrangements collectifs très différents
en matière de rapports interethniques
(ou ethnoculturels).
Par exemple, parmi tous les scénarios possibles,
on pourrait concevoir la société québécoise
comme étant formée:
1. D’une nation québécoise composée d’un
noyau francophone, de minorités nationales
(anglophone, autochtone) et de communautés
culturelles en interaction, se transformant
toutes ensemble mais chacune gardant sa
spécificité, son identité, au sein d’une même
appartenance québécoise.
2. De diverses formations ethnoculturelles
en étroite interaction, le tout convergeant à
long terme vers une culture québécoise qui
se nourrirait de tous les apports et en viendrait
pratiquement à effacer les «traces»
initiales.
3. D’un noyau francophone auquel, à leur
rythme et sans contrainte, tous les autres
groupes ethnoculturels finiraient par s’intégrer, sinon se fondre, pour donner une culture
québécoise essentiellement structurée autour
et dans le prolongement de la tradition
canadienne-française.
4. De trois cultures fondatrices (canadienne-
française, anglophone, autochtone) et de
groupes ethnoculturels minoritaires coexistant
dans la bonne entente, chacune souscrivant
aux mêmes règles juridiques (droits de
la personne, français langue officielle, etc.),
mais sans plus.
5. De trois cultures fondatrices et de cultures
minoritaires (cf. modèle 4) privilégiant
la langue française comme langue officielle,
mais reconnaissant formellement une place
de plus en plus importante à la langue anglaise
dans l’espace public et soutenant l’apprentissage
d’autres langues — par exemple, les
langues autochtones.
6. De trois nations évoluant indépendamment
(francophone, anglophone, autochtone),
assorties de communautés culturelles.
Dans une autre direction, il faut aussi se
demander dans quelle mesure les communautés
culturelles et les Néo-Québécois adhèrent
au modèle interculturel proposé par le
Québec. Comment se situent-ils par rapport
au projet d’une francophonie ouverte à toutes
les cultures? Comment interprètent-ils les appels
à la constitution d’une culture publique
commune? A-t-on raison de voir dans cette
dernière notion une tentative détournée d’assimilation
à la culture des Canadiens français?
Se peut-il que la recherche de valeurs,
de projets ou d’idéaux dits rassembleurs
contienne un principe d’homogénéisation et
contredise l’esprit du pluralisme? Que faut-il
en penser? Une culture qui rassemble, au
sens conventionnel, fabrique-t-elle nécessairement
des individus qui se ressemblent.
À l’inverse, a-t-on raison de lui reprocher
d’être trop timide, de se restreindre à un noyau
de valeurs universelles et de règles de droit
trop abstraites, impropres à fonder véritablement
une appartenance et des solidarités? Devrait-
on lui préférer des horizons plus concrets
définis en termes de citoyenneté ou de projets
sociaux? Mais comment mettre en oeuvre une
véritable citoyenneté et comment mobiliser
une population autour de projets sociaux sans
un commun dénominateur de valeurs, de
croyances, d’idéaux — c’est-à-dire: d’identité?
L’école comme lieu de transmission
On se demande aussi si l’école québécoise
est devenue le lieu souhaité d’une culture publique
commune, l’incubateur d’une culture
qui se renouvelle dans la diversité. L’école
fait-elle ici ses devoirs? Est-elle un lieu
concret d’apprentissage du pluralisme ou reproduit-
elle à son insu les clivages ethniques?
Mais on peut aussi se demander si la
population est suffisamment informée des efforts
déployés par le système scolaire et des
initiatives originales qui s’y déroulent? De
son côté, l’enseignant perçoit-il son rôle comme
passeur culturel, comme on le dit? ou
simplement comme diffuseur de savoirs et
de techniques?
Le français comme langue officielle,
langue identitaire, langue utilitaire

Dans une autre direction, quel est l’état du
français comme langue officielle au Québec,
comme porte d’entrée dans l’interculturalisme?
Là encore, il n’est pas toujours aisé d’y
voir clair à travers l’amoncellement de données
statistiques les plus diverses, parfois
contradictoires, et qui en plus doivent être interprétées
dans un contexte de divisions et de
controverses. À en croire certains, les Québécois
d’origine francophone démontrent une
inquiétude fébrile qui n’est pas justifiée, ce
qui les inciterait à une surveillance tatillonne.
Mais selon d’autres, ils font preuve d’inconscience
en s’abandonnant à un grand laxisme
inspiré par un optimisme naïf. En marge et à
la faveur d’un discours officiel qui se veut rassurant,
un bilinguisme institutionnel serait en
train de prendre forme, surtout à Montréal.
Bref, la langue est-elle en santé ou en péril?
Ce qui est assuré, c’est qu’avec la diversification
ethnique du Québec et l’adoption de la
loi 101, le rapport à la langue a évolué. Chez
la plupart des Québécois d’origine canadienne-
française, le français est demeuré une matrice
identitaire. Il est à la fois le siège et le
symbole d’une appartenance profonde, chargée
de références émotives, avec des résonances
historiques et politiques. Par contre,
pour la minorité anglo-québécoise, pour les
membres des communautés culturelles et
pour les nouveaux Québécois qui en ont fait
plus récemment l’apprentissage comme
langue seconde ou tierce, le français est plutôt
pratiqué comme une langue de communication.
Entre les deux, des francophones (les
Haïtiens, par exemple) se font une place; ils
préservent leur référence d’origine mais ils
publient, participent aux débats publics, investissent
leur sensibilité dans la culture au quotidien. Ce sont des intégrés de l’intérieur,
si l’on peut dire, pas toujours pleinement reconnus
par la majorité, mais qui représentent
une autre manière d’être québécois… Enfin,
il y a aussi des parlant-français auxquels on
n’accorde pas assez d’attention, qui semblent
repoussés au large du champ identitaire: ce
sont les nombreux autochtones (environ
50 %) qui ont été très tôt assimilés à la langue
française et qui ont perpétué cet héritage
parallèlement à leur identité propre.
Langue identitaire ou langue utilitaire? Que
laisse présager cette dualité quant à l’avenir
de la langue française comme composante ou
comme dénominateur commun de la culture
québécoise? Est-elle appelée à se fondre ou à
se durcir? Dans quelle mesure la maîtrise de
la langue française est-elle, à la fois pour les
immigrants récents et pour les anciennes
communautés culturelles, une condition suffisante
à l’intégration économique et sociale?
La francisation est-elle une garantie suffisante
à leur inclusion dans la société québécoise?
D’une façon générale, le type de français parlé
par la société d’accueil est-il un facteur déterminant
ou accessoire? Enfin, quel est l’impact
de l’exigence identitaire sur la pratique
de la langue française? Par exemple, fait-elle
obstacle au plurilinguisme chez les Québécois
d’origine francophone?
La religion dans l’espace public
Dans le domaine du religieux, l’actualité récente
a été marquée par des controverses autour
de la laïcité, alimentées notamment par
les dossiers du kirpan et des lieux de prière
dans les établissements publics d’enseignement.
Parallèlement, on voit poindre aussi
l’idée que les démocraties occidentales (sauf
quelques exceptions) se sont peut-être fondées
sur une conception trop radicale de la
laïcité en excluant la religion de l’espace public.
Avec le recul, on découvrirait aujourd’hui
toute la difficulté (l’impossibilité?) de
promouvoir une vision du monde et une moralité
publique forte en l’absence du religieux,
d’où la nécessité de le réinsérer de
quelque façon dans la Cité.
De ce point de vue, on pourrait dire qu’au
cours des 20 dernières années, le Québec a
tenté d’élaborer une voie de compromis entre
deux grandes traditions qui font partie de son
héritage: a) la britannique, qui fait de la diversité
religieuse un élément constitutif de l’espace
public (y compris scolaire), et b) la française,
où la religion est reléguée à l’espace
privé en vertu d’une règle stricte de laïcité. À
la croisée de ces deux voies, le Québec a privilégié
la voie mitoyenne de l’accueil critique
(ou de l’«accommodement raisonnable») en
s’appuyant, entre autres, sur la pensée juridique.
Avec le recul, ce choix paraît-il plus
pertinent que les deux autres modèles, lesquels
ont été beaucoup critiqués pour les effets
négatifs qu’ils ont engendrés (chacun à
sa façon) en matière d’inclusion?
Cela dit, les propositions visant une véritable
intégration du religieux dans la Cité suscitent
d’importantes réticences, comme le révèlent
les heurts évoqués plus haut. D’où la question:
le religieux a-t-il sa place dans la culture publique
commune? Le cas échéant, sous quelle
forme? Comment distinguer sûrement ce qui
est admissible de ce qui ne l’est pas parmi les
demandes adressées à l’école et à la société?
Est-il possible de préserver ce qui fonde le
«vivre-ensemble» tout en faisant droit aux
particularismes de chacun? Comment instituer
un régime de laïcité qui n’engendre pas
l’exclusion sociale — c’est-à-dire des effets
contraires à ce qui est souhaité: la cohabitation
pacifique des religions, des cultures différentes?
La connaissance et reconnaissance des
Premières Nations

Enfin, qu’advient-il dans ce contexte de
la proposition d’une nation québécoise ouverte
à tous les habitants du territoire, lesquels
auraient en commun — outre les institutions
politiques juridiques et autres —
la capacité de communiquer en français
(soit comme langue première, soit comme
langue seconde)? Qu’en est-il tout particulièrement
des Premières Nations? Doit-on
penser a) à un mode original d’intégration,
respectueux de leur histoire et de leurs aspirations
légitimes, ou b) à leur octroyer le
statut de nation autonome, coexistant avec
la nation québécoise? En somme, les
peuples autochtones sont-ils dans ou hors
la nation québécoise?
L’avenir de la culture québécoise
Une culture en stagnation? Arrivée à maturité?
En redéfinition?
Les changements culturels en cours dans
notre société sont souvent perçus comme des
bouleversements inquiétants qui défont sans
les remplacer les anciens fondements symboliques
du social (les traditions, la mémoire, les
normes, les croyances, les idéaux collectifs…).
Dans cette direction, plusieurs partagent la
conviction que la culture québécoise (et même
occidentale) traverse une crise grave et ils se
laissent tenter par une forme de démission inspirée
par un sentiment d’impuissance. Pour
d’autres, ces bouleversements représentent
une transition en profondeur, porteuse de nouveaux
dynamismes, de nouveaux rêves, de
nouveaux repères. Pour d’autres encore, la
culture québécoise va très bien, elle s’affirme
et s’épanouit. Qu’en est-il au juste?
Quels sont nos rêves collectifs?
Nourrissons-nous de grands rêves collectifs
mobilisateurs? Ou l’heure est-elle à l’individualisme,
à l’incertitude, à l’émiettement? Que découle-
t-il de la multiplication des lieux d’expression
(par exemple: le passage du «broadcasting
» au «narrowcasting»)? Sommes-nous en
état de transition, de recherche? Avons-nous
renoncé à rêver pour le Québec? Ou l’horizon
est-il déjà bien meublé? En d’autres mots, fautil
déplorer une perte de repères, un vide du
côté des idéaux collectifs? Ou assistons-nous à
un renouvellement, à une vie symbolique intense
qui prend des formes nouvelles? Et à cet
égard, le Québec fait-il exception par rapport
aux autres sociétés occidentales? Enfin, est-il
même souhaitable pour une société de se donner
de grands rêves?
En effet, ces rêves, ces idéaux ne risquent-ils
pas de n’être, en définitive, qu’une source
d’illusion, de désenchantement, de dérapage
peut-être? Et quoi qu’il en soit, de tels horizons
sont-ils encore réalistes compte tenu de
la grande diversité culturelle du Québec
(francophones, anglophones, autochtones,
groupes ethnoculturels, tensions interrégionales,
clivages intergénérationnels…)?
Pratiquement, quels seraient les projets et
politiques à mettre en oeuvre à court et à
moyen terme, tant du côté de l’État que des régions
et des municipalités, pour remédier aux
déficiences diagnostiquées? Que faudrait-il faire
pour assurer le développement de la culture
québécoise dans ce nouvel environnement
créé par l’interculturalisme, par les cultures en
émergence, par les nouvelles conditions de
création et de diffusion culturelle et par la mondialisation?
Quelles seront les conséquences de
toutes ces tendances sur l’avenir culturel d’une
petite nation comme le Québec et, de ce point
de vue, qu’avons-nous à apprendre des autres
petites nations à travers le monde?
Le comité directeur du Rendez-vous
stratégique sur la culture
Gérard Bouchard

Coprésident du comité directeur du Rendez-vous
stratégique sur la culture, sociologue et
historien, professeur au département de
sciences humaines de l’Université du Québec
à Chicoutimi (UQAC), titulaire de la chaire de
recherche du Canada sur la dynamique
comparée des imaginaires collectifs
Céline Saint-Pierre

Coprésidente du comité directeur du Rendezvous
stratégique sur la culture, sociologue
(UQAM), présidente du conseil de la chaire Fernand-
Dumont sur la culture (INRS) et ancienne
présidente du Conseil supérieur de l’éducation
Rachad Antonius

Professeur, département de sociologie, Centre
de recherche sur l’immigration, l’ethnicité
et la citoyenneté, UQAM
Guy Bourgeault

Professeur, faculté des sciences de l’éducation,
Université de Montréal
Dorval Brunelle

Directeur, Observatoire des Amériques, UQAM
Pierre Curzi

Président, Union des artistes du Québec
Jean-Claude Icart

Coordonnateur, Observatoire international sur
le racisme et les discriminations, UQAM
Paul Inchauspé

Sociologue, membre de la Commission des états
généraux sur l’éducation
Marie-André Lamontagne

Directrice éditoriale, Éditions Fides
Vincent Lavoie

Professeur, département d’histoire de l’art,
UQAM
Marie McAndrew

Titulaire de la chaire en relations ethniques,
faculté des sciences de l’éducation,
Université de Montréal
Louis Rousseau

Directeur, Groupe de recherche
interdisciplinaire sur le Montréal ethnoreligieux,
département des sciences religieuses, UQAM
Florian Sauvageau

Professeur, département d’information et de
communication, Université Laval
Ira Robinson

Professeur, département des sciences religieuses,
Université Concordia
Alain Roy

Directeur, revue «L’Inconvénient»


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé