Le dossier innu et l'Approche commune

Il presse d'accélérer les négociations

Lettre ouverte au premier ministre Jean Charest

18. Actualité archives 2006



Après des débuts extrêmement prometteurs, le projet d'entente (connu sous le nom d'Approche commune) avec quatre communautés innues du Nord-Est québécois se trouve présentement dans une impasse et un inquiétant dérapage pourrait en résulter.
Le gouvernement du Québec a pourtant fait preuve de courage dans cette initiative sans précédent en cessant de nier les droits ancestraux des autochtones et en choisissant plutôt d'en négocier les modalités d'application. Cette réorientation marquait également l'amorce d'une véritable solution aux graves problèmes qui affligent les populations amérindiennes en favorisant des mesures destinées à les sortir de la dépendance néfaste où ils ont été depuis longtemps plongés et maintenus.
Car la responsabilité de la population blanche est ici manifeste. De nombreux travaux de recherche ont amplement démontré une longue pratique de dépossession massive, notamment par occupation et exploitation illégales puis destruction de terrains de chasse (le cas des barrages de la Manicouagan, en particulier, est flagrant). Les plus hauts tribunaux du pays ont du reste reconnu à la fois l'existence des droits territoriaux autochtones, le viol qui en a été fait et le devoir de réparation qui en découle.
C'est précisément ce qui, il y a quelques années, avait convaincu le gouvernement québécois d'abandonner la voie sans issue de la contestation judiciaire pour se tourner vers la négociation, décision qui allait conduire en 2004 à la signature d'une entente de principe avec quatre communautés innues, première étape d'un parcours devant mener à un véritable traité.
Jusque-là, les acteurs étaient de bonne foi, les demandes de part et d'autre étaient jugées raisonnables, la démarche recevait l'appui de la plus grande partie de l'opinion publique, tous les espoirs étaient permis. Que s'est-il donc passé ?

Volonté fléchissante
D'abord, à la fois à Québec et à Ottawa, la volonté politique a fléchi, ce qui s'est traduit par des mesures dilatoires (par exemple, exiger que les neuf communautés innues du Québec se réunissent en une seule table de négociation, ce que toutes les personnes le moindrement informées du dossier savaient tout à fait irréaliste).
En deuxième lieu, et en conséquence du flottement politique, les négociations sont tombées presque au point mort, entraînant la démotivation et la démission d'importants acteurs, fervents partisans du projet d'entente.
En troisième lieu, ces circonstances ont créé un vide aussitôt rempli par des intervenants peu bienveillants qui ont fait entendre sur la place publique un discours déformant, démagogique et parfois carrément raciste.
Le pire est survenu lorsque, juste après la signature de l'entente de principe, la compagnie Kruger a été autorisée à faire des coupes de bois sur une partie du territoire ancestral des Innus de Pessamit (Betsiamites). Ceci allait directement à l'encontre de la disposition principale de l'accord, qui interdisait à l'avenir toute exploitation unilatérale d'un territoire de chasse innu. Or, en l'occurrence, il n'y eut aucune forme de concertation avec les dirigeants de Pessamit.
Il n'est pas exagéré de dire que cet épisode, survenant après bien d'autres, a fait déborder le vase. Le chef de Pessamit, Raphaël Picard, a vu là le motif (certains diront le prétexte, mais cela ne change pas grand-chose à l'affaire) pour se retirer de la table de négociation de l'Approche commune et relancer la guérilla judiciaire (poursuite de 11 milliards de dollars contre Québec, assortie d'une visite en France pour vilipender les Québécois, etc.).
Comme plusieurs, je déplore fermement cette orientation belliqueuse, qui risque de saborder le dossier et de mener à un cul-de-sac au terme d'affrontements stériles. Cela étant, on ne peut pas ignorer que la communauté de Pessamit négociait vainement depuis 1982 et qu'elle a subi plusieurs camouflets de la part des gouvernements qui se sont succédé à Québec et à Ottawa. S'estimant plus d'une fois trompée, elle a choisi de durcir son action.
Deux voies ouvertes
Comment les choses se présentent-elles maintenant ? En gros, deux voies sont ouvertes : celle de l'affrontement et celle de la négociation.
La première a le vent dans les voiles. Elle bénéficie de la conjoncture créée par les ratés de l'Approche commune, par la démission d'importants acteurs à la table de négociation, par une volonté politique vacillante, par l'absence de voix fortes, autorisées, qui viendraient contrer le discours négativiste ambiant.
Paradoxalement, la voie radicale pourrait être aussi un ressort dans une opinion publique qui (on le comprend aisément) juge abusives les réclamations de Pessamit, désapprouve les nouveaux moyens d'action et s'apprête à basculer dans une opposition sans nuance à l'ensemble du dossier innu.
Il est aisé d'entrevoir où cette voie conduit. À l'extérieur, ce sera le dénigrement du Québec auprès de pays amis (pour ne pas parler des autres), la dénonciation intensément médiatisée auprès de puissants organismes internationaux gardiens ou soucieux des droits de la personne (ONU, UNESCO, Union européenne, etc.), l'intervention non moins médiatisée de personnalités internationales hautement respectées, la mobilisation de divers groupes militants très influents, etc.
Parallèlement, ici même au Québec, on peut s'attendre à la multiplication des poursuites devant les tribunaux, à des affrontements politiques, à des actions musclées, sinon subversives. Ajoutons à tout cela des éruptions prévisibles de racisme, un climat collectif de plus en plus tendu, des divisions profondes et durables, hostiles aux rapprochements, et des conséquences économiques néfastes.
Dans ce contexte, on ne peut espérer que des arrangements forcés, boiteux, toujours à refaire et très onéreux. Dans tous les cas, préparons-nous à une facture économique et sociale infiniment plus élevée que ce que pourrait donner la négociation.
Est-ce bien cela que les Québécois désirent ? Dans la négative, il importe de comprendre que c'est précisément sur cette pente que les choses sont actuellement engagées et que seules des mesures énergiques imminentes pourraient redresser la situation.
En effet, la seconde voie, celle de la négociation, reste encore ouverte. Pour l'instant, on pourrait dire que toutes les communautés innues observent Pessamit : elles attendent de voir ce que donnera une stratégie radicalisée et elles se disposent sans doute à réévaluer leur propre démarche en conséquence. Il presse donc de démontrer que la négociation est la voie la plus avantageuse, porteuse de fruits à court terme et d'une véritable solution à long terme.
Intervention requise
M. le premier ministre, dans les conditions actuelles, une intervention politique vigoureuse de votre part peut empêcher les dérapages et remettre le projet d'Approche commune sur ses rails en l'érigeant en modèle que les autres communautés auront le goût d'imiter.
[Il doit s'agir d'une] intervention vigoureuse, c'est-à-dire l'adoption d'une stratégie cohérente, l'expression forte d'une volonté de règlement dans l'intérêt de toutes les parties, la restauration d'un climat de confiance, une accélération des pourparlers, une information claire parmi les populations.
À défaut, c'est tout le Québec qui sera doublement déficitaire. D'une part, il aura perdu le profit d'une initiative des plus prometteuses, hautement civilisatrice et sans précédent parmi les sociétés du Nouveau Monde aux prises avec ce genre de difficulté. En somme, se trouvant pour une rare fois en situation de faire l'histoire, le Québec aura lamentablement échoué. D'autre part, il aura sur les bras, et pour très longtemps, un problème de plus en plus complexe, coûteux, gênant et diviseur.
Il est encore temps d'agir, mais le temps presse. La voie de la négociation en est peut-être à sa dernière chance.
***
L'auteur prononcera la conférence inaugurale du colloque «Le territoire et les autochtones» qui se déroule à compter d'aujourd'hui et jusqu'à vendredi à l'Université du Québec à Montréal sous la responsabilité de la Chaire de recherche du Canada sur la question territoriale autochtone et la société Recherches amérindiennes au Québec.
Gérard Bouchard
_ Professeur au département des sciences humaines de l'Université du Québec à Chicoutimi

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Professeur, département des sciences humaines,
Université du Québec à Chicoutimi

Coprésident de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodements liées aux différences culturelles





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