À part l'effet Desmarais, qui est indéniable, y aurait-il d'autres causes à la dernière déclaration antisouverainiste de Nicolas Sarkozy? Est-ce un échec de la diplomatie souverainiste? Est-ce que cela procède d'une nouvelle vision de la France qui espère un jour secrètement faire elle-même partie d'une entité quasi fédérale? Analyse d'une bombe présidentielle.
Québec -- Ce serait l'effet Desmarais, uniquement l'effet Desmarais, qui aurait conduit le président français à liquider l'antique politique québécoise de la France du ni-ni. Dans un premier temps, à Québec, en marge du sommet Canada-Union européenne, cet automne. Puis cette semaine, à Paris. Après avoir élevé Jean Charest au rang de commandeur de la Légion d'honneur, le président français a mangé allègrement du souverainiste, taxant ses militants de «sectaires» et les décrivant comme des personnes repliées sur elles-mêmes, jetant un malaise jusques et y compris dans les yeux du nouveau décoré, à ses côtés.
Le chercheur [Frédéric Bastien->aut2373], de la Chaire du Canada en études québécoises et canadiennes de l'UQAM, a écrit deux livres sur les relations Québec-France. Il souligne que l'événement est sans précédent. À ses yeux, ce n'est pas, comme on l'a entendu ici et là, l'envers exact du «Vive le Québec libre». Le général de Gaulle, lui, n'avait pas dénigré une des deux options, souligne-t-il. «La phrase du général n'était pas foncièrement anti-Canada ou antifédéraliste. C'était une ingérence, mais il n'avait pas pointé du doigt un camp. Il n'avait pas dit: "Les Anglais sont nuls et exploiteurs!"»
Nicolas Sarkozy, lui, ne s'est pas gêné. Frédéric Bastien fait remarquer que le président, antichiraquien, a sans doute voulu «rompre», encore une fois, avec l'attitude de son prédécesseur qui, lui, avait conservé l'antique politique. C'est ce qui pourrait en partie expliquer cette sorte de «saute d'humeur soudaine», alors que tout était -- il faut le souligner -- au beau fixe. «Il n'y avait pas de référendum en vue. Pas de problème particulier sur ce front. Nicolas Sarkozy a bouleversé une mer d'huile!»
Échec de la diplomatie ?
Mais si c'était aussi, en partie, l'échec d'une diplomatie québécoise, plus précisément la diplomatie souverainiste? Ce n'est pas tous les jours que des chefs souverainistes se sentent obligés d'écrire à un président français pour lui expliquer leur option et lui certifier qu'ils sont «ouverts sur le monde».
[Le politologue Marc Chevrier->aut128], de l'UQAM, croit qu'on ne peut éviter l'hypothèse, dans l'analyse de cet événement. Autrement dit, l'«ignorance crasse» de Nicolas Sarkozy à l'endroit du Québec, invoquée par Gilles Duceppe, aurait pour source non seulement l'incuriosité du président lui-même pour le Québec (laquelle reflète celle d'une bonne partie de la France), mais aussi l'inefficacité de la diplomatie d'ici.
«Malgré tous les efforts que nous avons déployés en France pour nous faire connaître», dit Marc Chevrier -- qui lui-même a déjà travaillé au ministère des Relations internationales du Québec -- «les Français connaissent très mal la vie politique québécoise et canadienne. Ils s'y intéressent relativement peu. Ils se contentent de généralités pour la saisir», déplore-t-il. Il souligne que «ceux qui connaissent bien le Québec et le Canada sont trop peu nombreux pour former une masse critique et peser sur les décisions du gouvernement.»
Il croit de plus que le Québec n'a pas su se présenter à une nouvelle génération «qui prend le pouvoir en France». «On ne peut se contenter de faire des colloques avec des gens qui ont connu De Gaulle!», illustre Marc Chevrier (qui lui-même prépare un colloque sur «Le 50e anniversaire de la Ve République 1958-2008, Bilan des transformations du régime et de la société française», les 1er, 2 et 3 avril prochain.)
«Il faut de toute urgence expliquer le Québec et le Canada aux générations montantes françaises. Sans doute que des gestes ont été faits, mais je ne suis pas sûr que ça a été suffisant. J'ai le sentiment aussi qu'on a mésestimé l'ampleur de la tâche», croit M. Chevrier. Celle-ci s'annonce d'autant plus ardue, note-t-il, que la France, actuellement, «tourne de plus en plus ses yeux vers l'Europe. Par conséquent, il ne faut pas s'attendre à beaucoup d'attention de la part de l'Hexagone».
Protestations
Évidemment, l'hypothèse que la déclaration de Nicolas Sarkozy ce lundi ait, parmi ses causes, «l'échec de la diplomatie souverainiste» n'enchante pas -- c'est le moins qu'on puisse dire --[ Louise Beaudoin, militante souverainiste de la première heure qui s'est toujours intéressée à la question, et qui y a travaillé sans relâche depuis «35-40 ans»->aut82], note-t-elle. Ancienne ministre des Relations internationales, Louise Beaudoin a aussi été, dans les années 1980, déléguée du Québec à Paris.
«Je le prends très personnel!», peste-t-elle à l'autre bout du fil lorsque nous lui soumettons cette hypothèse. Elle estime que c'est une explication «injuste». À ses yeux, Nicolas Sarkozy est un «cas particulier»; toutes les représentations nécessaires ont été faites par les souverainistes avant son accession à la présidence pour lui présenter les tenants et aboutissants de l'option souverainiste québécoise. «C'est quand même pas parce qu'on n'a pas fait notre "job" auprès de lui! Si on n'a pas réussi à le convaincre, ni Bernard Landry, ni André Boisclair, ni moi... ni Lucien Bouchard, aussi, qui l'a vu très souvent à l'époque, qu'est-ce qu'il fallait qu'on fasse de plus? On ne pouvait quand même pas le forcer!»
Évoquant la stratégie d'approche adoptée par le magnat Paul Desmarais auprès de Nicolas Sarkozy, l'ancienne ministre ironise: «Est-ce qu'il aurait fallu prendre l'argent des contribuables et inviter tous les Nicolas Sarkozy de ce monde pour se faire connaître? Personne n'est milliardaire de notre côté pour jouer à ce jeu-là d'inviter des personnalités dans nos châteaux et nos manoirs de Charlevoix!»
Lorsqu'elle était au pouvoir, Mme Beaudoin dit qu'elle faisait l'effort de «parler à tout le monde en France», à gauche comme à droite. Dans les années 1980, rappelle un autre diplomate québécois toujours à Paris, Mme Beaudoin avait fait des percées importantes à gauche alors que, traditionnellement, les appuis à la cause souverainiste étaient à droite.
«Et depuis qu'on a perdu le pouvoir, on a fait ce qu'il fallait, avec les moyens qu'on avait», plaide-t-elle. Quant à Nicolas Sarkozy, c'est selon elle un cas «assez particulier» dans les relations Québec-France qui ne reflète ni l'opinion de la plupart des Français, ni même l'opinion de son entourage, précise Louise Beaudoin. Parlant d'entourage, on pense à Henri Guaino, conseiller spécial de Nicolas Sarkozy et qu'on décrit souvent comme étant «très québécois».
Désintérêt des jeunes
Au reste, autant on reproche aux souverainistes d'être obsédés par la France, autant les critiques de la «diplomatie bleue», tel Marc Chevrier, déplorent que Louise Beaudoin soit à peu près seule à s'occuper vraiment de ce dossier dans les rangs souverainistes. Pauline Marois et son prédécesseur, André Boisclair, n'ont par exemple jamais eu de réseaux importants en France, contrairement à un Lucien Bouchard ou un Jacques Parizeau.
Ce dernier d'ailleurs, lorsqu'on lui demande si la diplomatie québécoise est en cause dans cette affaire, fait d'abord mine de trouver la question hors d'ordre. Le père du «grand jeu» [stratégie qui visait à obtenir, après un Oui, la reconnaissance de la France, ce qui en aurait entraîné plusieurs autres] signale ensuite que la missive des deux chefs souverainistes au président, envoyée jeudi, vise justement à réveiller les réseaux québécois en France -- «qui sont plus importants que vous ne le croyez». Afin de susciter des critiques endogènes des déclarations du président.
Y a-t-il assez de jeunes qui s'intéressent à ces questions dans les rangs souverainistes? Souvent aujourd'hui, souligne-t-on, ces jeunes s'intéressent d'abord et avant tout aux pays émergents ou à l'Amérique du Sud. La France n'est pas non plus la destination préférée de ceux qui désirent étudier à l'étranger. «Je ne demande que ça, qu'il y ait une relève, mais vous savez comme moi que les jeunes générations de Québécois sont moins attirées vers la France», souligne Louise Beaudoin.
Vers une Europe fédérale ?
Marc Chevrier croit qu'un aspect a peut-être été négligé par les souverainistes: une partie de la population française, notamment dans les élites, «envisage de plus en plus l'avenir de la France dans une Union européenne de plus en plus intégrée. Au fond, le destin de la France -- on n'ose pas trop le dire, car c'est peut-être même inconscient -- c'est de devenir une espèce d'État fédéré. Un gros "land"». M. Chevrier fait remarquer que Nicolas Sarkozy est un promoteur du traité de Lisbonne, qui reprend presque mot pour mot les termes de la Constitution européenne rejetée par référendum récemment. Ainsi, «semblent se dire ces élites, "pourquoi encourager une sécession, une plus grande autonomie pour un État fédéré qui donne l'impression d'être un État modèle, alors que nous-mêmes, nous y allons?" Il y a un peu de ça». Certes, le mot fédéralisme est tabou en France. Et si les laudateurs français du Dominion canadien en connaissaient les détails, «la plupart reculeraient d'horreur!». Mais il reste que c'est sans doute là une autre des causes de cette déclaration pour le moins particulière.
La saute d'humeur de Sarkozy
Derrière le changement de cap de l'Élysée, se cacherait-il un manque dans la diplomatie souverainiste ?
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