La prospérité sans joie

Il faut trouver le moyen de restaurer la confiance dans un système qui, pour le moment, fait trop de victimes

Mai 68 - mai 2008


Depuis des années, le Canada connaît une situation économique qui fait l'envie de ses partenaires du G8: une monnaie forte, une inflation maîtrisée, un chômage en forte baisse, des déficits effacés et une dette en diminution constante. Et pourtant, on est très loin de l'euphorie. Tous ces bons indices économiques ne suffisent pas à rassurer les citoyens. Pourquoi? Parce que la prospérité que les statistiques révèlent, ne leur apporte pas la seule chose qui compte: le sentiment d'un progrès, d'une amélioration de leur condition et des perspectives encourageantes pour eux et surtout pour leurs enfants.
Pour beaucoup de nos concitoyens, les perspectives d'avenir sont même plutôt alarmantes. Les bénéfices de la croissance, comme ceux de la mondialisation, ne sont pas pour eux. Ils constatent que les disparités sociales se creusent. Ils assistent impuissants au démantèlement de leurs entreprises et la création d'emplois dans d'autres secteurs, même si elle est forte, ne réussit pas à atténuer l'effet délétère des licenciements massifs. Un sentiment de précarité se répand. Le doute s'installe. Même les mieux lotis s'interrogent sur ce que leur réserve l'avenir.
L'Allemagne vit une expérience tout à fait comparable. Depuis quelques années déjà, elle est sortie de la crise. La réunification du pays a été plus difficile et surtout coûteuse que prévue, mais depuis 2003 l'Allemagne a renoué avec la croissance, le chômage est en baisse et, malgré une monnaie très forte, le pays s'est hissé et se maintient au rang de premier pays exportateur au monde. Et pourtant, là aussi, la morosité est grande. Les bons indices économiques n'empêchent pas les licenciements massifs. Les ouvriers allemands se mobilisent et réclament leur part des bénéfices de la croissance et, après avoir consenti des sacrifices importants pour permettre à l'économie allemande de redémarrer, ils revendiquent aujourd'hui des hausses salariales sans précédent.
L'enjeu en Allemagne est de taille puisqu'il s'agit de l'avenir de leur modèle économique. Ce modèle conçu pour préserver la cohésion sociale s'articule autour de trois principes fondamentaux: un large accès à des services publics, un rôle majeur de l'État dans la gestion des disparités et la règle du consensus au sein des entreprises. Or, ce modèle est mis à mal par la mondialisation. Les grandes entreprises allemandes invoquent la nécessité de répondre à la concurrence internationale pour s'affranchir des règles contraignantes, il est vrai, de la codécision.
Situation différente
La situation en France est différente. Il ne peut pas y avoir de prospérité sans joie puisqu'il n'y a pas de sentiment de prospérité. Les Français, en effet, traversent une période particulièrement difficile. Leurs indices économiques sont parmi les plus mauvais d'Europe. Cela n'empêche pas les patrons français d'être les mieux payés, ce qui explique peut-être la réticence du Français moyen à supporter le poids des réformes. Dans ce pays, on ne renonce pas facilement à ses privilèges. L'exemple vient de haut.
Dès les premières heures du capitalisme, on avait compris la nécessité de mettre en place des systèmes de protection pour endiguer les excès. C'est ainsi qu'ont été élaborés très rapidement des principes comme celui de la concurrence ou des lois sociales comme celle qui interdisait le travail des enfants dans les mines. Depuis un siècle, on a recherché et trouvé, parfois non sans mal, un certain équilibre entre la rémunération du capital et celle du travail. Cet équilibre, tout relatif, est en passe d'être rompu. À l'heure du capitalisme mondialisé, les actionnaires dictent leur loi et les mécanismes pour protéger la rémunération du travail se révèlent insuffisants et inadaptés. Le moment est sans doute venu de réfléchir aux moyens d'éviter un dérèglement du système. Ce n'est pas sans raison qu'on évoque les dangers d'un capitalisme sauvage. Alain Minc, qu'on peut difficilement taxer de gauchisme, parle même de capitalisme apocalyptique en parlant du capitalisme chinois. Il y a de vrais risques de rupture. On n'est pas encore à l'heure des révolutions mais on est déjà à l'heure des révoltes légitimes. Comment peut-on ne pas être du côté des employés de Crocs ou des ouvrières de la Golden Brand?
Il faut trouver le moyen de restaurer la confiance dans un système qui, pour le moment, fait trop de victimes. Or, la confiance ne se décrète pas. Elle se construit. Si on veut réconcilier les gens avec le libéralisme et la mondialisation, il va falloir démontrer que l'avenir nous réserve autre chose que le retour à la loi de la jungle. On n'y parviendra pas sans inverser la tendance, sans assurer une meilleure répartition de la richesse et sans récréer un meilleur équilibre entre la rémunération du capital et celle du travail. C'est un discours civique auquel les vrais libéraux devraient être les premiers à se rallier.
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Marie Bernard-Meunier
Diplomate de carrière, l'auteure a été ambassadrice du Canada à l'UNESCO, aux Pays-Bas et en Allemagne. Elle vit maintenant à Montréal et siège au conseil d'administration du CERIUM (m.bernard-meunier@cerium.ca).

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