La proportionnelle ne freine pas le renouvellement du personnel politique

2006 textes seuls

Dans [les articles qu'il a publiés dans Le Devoir des 27 et 28 février 2006, le sociologue Pierre Drouilly->186], tout en exprimant sa préférence pour le scrutin majoritaire, réfute l'argument selon lequel l'introduction d'une dose de proportionnelle éliminerait l'alternance des partis.
Il n'était d'ailleurs nul besoin de se livrer à un exercice de simulation portant sur les élections passées pour savoir ce que valent les boules de cristal du politologue Christian Dufour. Le scrutin majoritaire garantit l'alternance ? Allez dire cela aux Albertains, dont le gouvernement, le quatrième de leur histoire centenaire, est en place depuis 1971, ou aux Ontariens, gouvernés par les conservateurs sans interruption de 1943 à 1985. Pour raconter pareille chose à des Québécois, il faut espérer que ceux-ci souffrent d'amnésie historique au point d'avoir oublié le long règne libéral de 39 ans (1897-1936) et celui de l'Union nationale (1944-1960).
Tout en faisant justice d'un argument farfelu, ce dont il faut le remercier, Pierre Drouilly montre du doigt ce qu'il croit être un «défaut rédhibitoire» de la proportionnelle. Celle-ci empêcherait le renouvellement de la députation et perpétuerait les «caciques» qui dirigent les partis.
Aucune recherche scientifique sur le taux de renouvellement des parlements n'est citée. Pourtant, une telle recherche existe. Sauf qu'elle invalide la crainte exprimée par Pierre Drouilly. Il s'agit d'une étude transnationale de cette question, couvrant 25 pays démocratiques sur une période de 15 ans, publiée dans le British Journal of Political Science de 2004 par les politologues Richard Maitland et Donley Studlar.
Les auteurs cherchent à expliquer les variations du taux de renouvellement législatif d'un pays à l'autre. Leur conclusion ? «Turnover, as expected, is shown to be significantly higher for proportional representation systems than for majoritarian systems. Proportional representation systems, as a class, have significantly higher turnover than majoritarian systems», c'est-à-dire que le renouvellement est beaucoup plus important dans les systèmes de représentation proportionnelle. Ceux qui soutiennent le contraire patinent sur une glace fort mince...
Une affaire de balayage
Le scrutin majoritaire renouvelle le personnel politique, mais à condition qu'il y ait des balayages fréquents et de grande envergure dans un sens ou dans l'autre. Attention, cependant, car un balayage entraîne souvent le retour de personnes éliminées par le balayage précédent : huit des nouveaux élus péquistes en 1994 avaient déjà siégé à l'Assemblée nationale.
Si le corps électoral est plus stable, les mêmes députés sont réélus de scrutin en scrutin. On n'a qu'à regarder la députation de l'Union nationale sous le deuxième mandat de Duplessis : les Daniel Johnson (père), Bellemare, Barrette, Bertrand, Talbot, Lorrain, Tellier, Sauvé, Bégin, Pouliot, Barré, Beaulieu, Boudreau, Langlais, Ducharme, Chartrand, Kirkland, Marler, Bernatchez et autres Albiny Paquette ou Johnny Bourque revenaient de scrutin en scrutin, pour ne rien dire de Duplessis lui-même, député pendant 32 années consécutives.
Aux États-Unis, le scrutin majoritaire n'empêche pas la Chambre des représentants d'offrir le taux de réélection le plus élevé parmi les 25 pays démocratiques cités ci-dessus. Quant aux dirigeants des partis, on voit mal en quoi le scrutin majoritaire utilisé en France a gêné les carrières interminables de Jacques Chirac et de François Mitterrand.
L'exemple allemand
On ne peut que conjecturer au sujet du taux de renouvellement que donnerait dans la pratique le système électoral proposé par le gouvernement. Les simulations ne nous éclairent aucunement à cet égard puisqu'il est impossible de connaître l'identité des élus sous l'empire du système proposé ainsi que celle des candidats, tant dans les circonscriptions que sur les listes.
Chose certaine, l'expérience allemande, analysée en profondeur lors de l'élaboration de la proposition gouvernementale, ne confirme pas du tout les craintes exprimées par Pierre Drouilly. Bien que la double candidature y soit pratique courante, chaque Bundestag compte en moyenne 28 % de nouveaux députés depuis un demi-siècle. Dans les assemblées provinciales allemandes, le chiffre correspondant varie de 27 % en Hesse à 45 % dans le Saxe-Anhalt. Ce sont là des taux de renouvellement plus que raisonnables.
L'avantage de la formule allemande, c'est que des personnalités populaires dans le pays sont repêchées en cas de défaite dans leur circonscription, ce qui a l'avantage d'éviter la tenue d'élections partielles pour leur trouver un siège. En effet, chez nous, lorsqu'un chef de parti est «rejeté par le peuple», c'est-à-dire par l'électorat d'une circonscription, on décide tout simplement de lui trouver un autre peuple en déclenchant une élection partielle, comme ce fut le cas pour Robert Bourassa en 1985, Clyde Wells en 1989 ou Mackenzie King en 1925 et 1945.
Les grands balayages renouvellent la députation mais ne sont aucunement gage de bonne gouverne. Pour citer un exemple extrême, les Mexicains interdisent purement et simplement la réélection des parlementaires sortants. Cette mesure affaiblit notoirement le Parlement en le peuplant de députés novices dont l'exécutif ne fait qu'une bouchée et en le privant de députés expérimentés.
Le système proposé par le gouvernement éviterait que le Parlement soit privé de personnalités de premier plan. René Lévesque fut évincé de l'Assemblée nationale de 1970 à 1976. Qui doute sérieusement que la vie parlementaire, pour ne rien dire de la cohésion de son parti, en a souffert ? Or ses défaites personnelles, comme celle de Bourassa en 1985, furent dues tout bêtement à un mauvais choix de circonscription.
En 1970, Lévesque insista pour se représenter dans Laurier, où le poids relatif des non-francophones lui laissait pourtant présager le pire. Quant à sa défaite dans Dorion en 1973, j'ai entendu de mes propres oreilles, deux ans après le fait, une éminente personnalité du Parti québécois l'expliquer ainsi : le recherchiste du parti s'était trompé dans ses calculs. Son erreur (sous-estimation de la proportion de non-francophones dans cette circonscription) ne fut comprise qu'en pleine campagne électorale, et il était trop tard pour émigrer. Lévesque fut battu par 293 voix !
Les adversaires de la réforme du mode de scrutin agitent toutes sortes d'épouvantails. Leurs arguments sont souvent non fondés empiriquement, ce qui ne les empêche pas d'être répétés sans cesse. On espère avoir fait justice d'au moins un d'entre eux.
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Louis Massicotte, Professeur agrégé au département de science politique de l'Université de Montréal, l'auteur a agi jusqu'à l'an dernier comme conseiller technique pour le dossier de la réforme du mode de scrutin auprès du ministre délégué à la réforme des institutions démocratiques.


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