Elle a les doigts croches, le menton pointu et un regard à donner froid dans le dos. Madame Wenham n'est pas une maîtresse ordinaire, c'est une véritable harpie qui a dans la cinquantaine, porte des jupes grises, un chignon, donne des cours magistraux et terrorise les enfants.
Comment fait-elle? C'est simple, elle exige la perfection dans les devoirs, fait des interrogations-surprises, ne supporte pas que l'on confonde Samuel Champlain et Jacques Cartier et, comble de la suffisance, corrige même les erreurs de français des élèves quand ils parlent. Rien à voir avec Madame Fanny, évidemment plus jeune et plus cool, qui fait travailler ses élèves en équipe et les laisse lire des livres plus légers, pour ne pas dire insignifiants. L'important, c'est de faire son gros possible, écrit l'auteur... surtout pas de se dépasser.
Ce ramassis de clichés est le sujet d'un roman jeunesse dont on a beaucoup parlé cet été et que j'ai glissé dans ma poche avant de quitter Montréal (Madame Wenham, éditions de la Bagnole). Il serait sans intérêt s'il n'illustrait mieux que les discours une certaine ambiance qui règne dans le monde de l'éducation. S'il n'exprimait la façon dont nous avons eu tendance à critiquer un certain académisme scolaire (dont l'existence reste par ailleurs à démontrer) pour mieux tordre la barre dans l'autre sens. Il y a un an ou deux, je me souviens qu'un grand magazine québécois avait consacré un numéro spécial à l'école. En examinant les nombreuses photos, il était pourtant difficile de le savoir. Sur chaque page, on voyait des élèves discuter, rigoler, faire du sport, de la musique et «pitonner» sur des ordinateurs. Pas un seul assis à un pupitre en train d'écrire, de lire ou d'écouter son professeur. Et pourtant, apprend-on autrement?
Le Québec n'est pas seul à avoir cédé à cette école dite «de la réussite» parée de pédagogies affriolantes et prêchant une approche utilitariste fondée sur les seules compétences. Le canton de Genève, en Suisse, était allé très loin dans ce sens avant de revenir à la raison en 2006 sous la pression des parents. En France, où les professeurs restent attachés à un niveau culturel élevé, les mêmes débats déchirent la société. Nicolas Sarkozy n'avait-il pas ridiculisé ceux qui osaient toujours faire étudier La Princesse de Clèves en classe? S'inspirant de ce qui se fait de pire en Amérique, son gouvernement tente de grignoter les heures consacrées à l'histoire et à la littérature et rêve de faire disparaître, comme au Québec, l'exigence pour les professeurs du secondaire de détenir un baccalauréat dans la matière qu'ils enseignent. On vient aussi de supprimer le diplôme (CAPES) permettant de former les professeurs de latin et de grec qui, contrairement à chez nous, offrent encore ces matières dans la plupart des collèges et des écoles secondaires. On dit d'ailleurs que le latin est encore très prisé dans les écoles allemandes, où il permet aux élèves de développer une excellente maîtrise de la grammaire.
Peut-être à cause d'un conservatisme salvateur, l'Europe s'est moins laissé impressionner par les miroirs aux alouettes de l'éducation. Toujours prêt à s'enticher d'une nouvelle idée à la mode, le Québec semble au contraire être allé plus loin que la plupart des pays dans ces lubies prêchant la réussite universelle. L'un des pères de la réforme de l'éducation, Jean-Paul Desbiens, nous avait mis en garde. Les «courants de pensée pédagogiques contemporains, principalement américains introduits dans les années 60, n'ont pas constitué un progrès», écrivait-il dans un de ses derniers textes. C'est pourquoi le niveau des apprentissages s'était «dégradé dans bon nombre de disciplines, français, anglais, histoire, géographie». Et il concluait que «l'absence d'évaluation et de sanction (je parle de sanction pédagogique)» avait «déresponsabilisé les élèves».
Ce constat, le frère Untel n'aura eu de cesse de le répéter jusqu'à la fin de sa vie. Lorsque vint l'occasion de corriger ces lacunes, il y a une dizaine d'années, les réformateurs préférèrent la fuite en avant au regard lucide d'un des artisans de la Révolution tranquille. Au lieu de remettre à l'honneur les savoirs, ils les supprimèrent des programmes et de l'évaluation. Au lieu de dresser le bilan des nouvelles pédagogies, ils les rendirent obligatoires.
On voudrait nous faire croire aujourd'hui que la simple réintroduction de bulletins permettant d'évaluer les connaissances, sans qu'on dise jamais lesquelles, suffirait à renverser le courant et à gommer une décennie d'errements pédagogiques et de formation des maîtres orientée en direction inverse. On voudrait bien le croire, mais il y a une bonne dose de pensée magique dans ce raisonnement.
J'attends encore ce jour béni où un ministre de l'Éducation aura le courage de reprendre ces mots de Jean-Paul Desbiens: «Il faut mettre résolument l'accent sur la formation générale, à tous les niveaux, et dénoncer l'obsession selon laquelle le système scolaire doit assurer un emploi à tous les élèves dans le quart d'heure qui suit la fin de leurs études, peu importe leur niveau.»
Parions que ce vieux frère mariste qui a donné le signal du départ de la Révolution tranquille avait les doigts croches et le menton pointu.
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