Et après, on brûlera les dictionnaires?

École - "le gâchis scolaire"

L'Académie de Créteil a fait rédiger par les élèves de 700 classes de CE2, CM1 et CM2 un dictionnaire de 7000 mots, histoire de dépoussiérer un peu la langue française. Et sans intervention des instituteurs. Le résultat est à la hauteur des espérances : un nouveau désastre à mettre au crédit du pédagogisme.
L'actualité nous offre parfois des situations aussi pures et symboliques que des expériences en laboratoire, cristallisant en un instant tous les paramètres d’une loi scientifique ou d’une hypothèse sociologique. L’affaire du « Dictionnaire des élèves » de l’Académie de Créteil constitue l’un de ces modèles de transparence révélant à quel point l’idéologie pédagogiste reste puissante à tous les niveaux de l’appareil éducatif, se montrant toujours aussi déterminée sur ses objectifs qu’aveugle sur ses résultats. Tous ses poncifs – l’élève au centre du système, l’enseignement par le jeu, la soumission des contenus au monde extérieur, le jeunisme - étaient en effet réunis dans cette opération consistant à doter les élèves d’un dictionnaire écrit par eux-mêmes pour leur donner un outil plus moderne que tous ces vieux dictionnaires d’adultes qu’ils ne comprennent pas.
Pendant toute l’année scolaire, un dictionnaire de 7000 mots a ainsi été entièrement rédigé par des élèves de CE2, CM1 et CM2 de l’Académie de Créteil. Chacune des 700 classes des trois départements (Seine-Saint-Denis, Seine-et-Marne, Val-de-Marne) se sont vues attribuer dix mots pour lesquels elles devaient rédiger une définition, trouver des synonymes et proposer des phrases les employant. Tout cela, évidemment en ne consultant pas les dictionnaires ringards qui se trouvent peut-être encore sur quelques étagères poussiéreuses, mais en utilisant les immenses ressources propres des élèves que les enseignants devaient se garder d’influencer ou d’orienter par leur propre savoir.

Le rectorat précisait que cette opération, placée sous la direction du nouveau « Correspondant académique en charge de l’illettrisme », avait été organisée en partenariat avec l’association de lutte contre l’illettrisme « Lire et faire lire » fondée par Alexandre Jardin, lequel a souligné que ce projet constituait « la meilleure politique anti-violence ».

« Nous avons décidé d’explorer cet outil parce que nous avions besoin d’un projet-phare pour dynamiser les pratiques en classe », a expliqué de son côté le rectorat. Le raisonnement est imparable : de plus en plus d’élèves ont des difficultés en Français ? Au diable l’instruction, vive l’autogestion : le meilleur moyen de leur permettre d’être au niveau est de ne pas les intimider par le vocabulaire qu’ils ne connaissent pas et de les laisser définir eux-mêmes leur langage.

Mais en faisant fonctionner l’institution éducative à l’envers – non pas défaire les préjugés et l’ignorance par l’accès à la connaissance commune mais donner à ces préjugés valeur de savoirs légitimes – l’on aboutit inévitablement à des petits problèmes, d’autant plus que ce dictionnaire si moderne fut évidemment mis en ligne sans interférence pour conserver la pureté de l’expérience.
Comme l’expliquait au Figaro le rectorat de Créteil : « Nous avons pris les mots les plus courants de la langue française. Il ne faut pas lire les définitions avec nos yeux d’adultes, ce sont les enfants qui les ont élaborées. Le rectorat n’est quasiment pas intervenu sur le sens, pour conserver cet aspect ».

Cela se voit. L’on a ainsi pu lire que le « pape » est « le représentant de Dieu sur terre ». Les exemples pour « fille » et « femme » sont conformistes ou étranges : « cette femme est belle », « cette fille me donne froid au dos », « j’ai trouvé une jeune fille dans la forêt ». Pour « chrétien », l’exemple retenu est : « les chrétiens partent en croisade pour défendre le tombeau du Christ en Terre sainte ». Pour « juif » : « un juif va s’installer dans notre immeuble ». Et « Arabe » figure avec la connotation essentialiste propre aux intégristes et aux racistes (« je suis arabe et je fais l’aïd »). Mais l’on ne trouve pas trace, dans ce dictionnaire de l’enseignement public, du mot « laïcité ». Sans parler d’« athée » ou « homosexuel ».

C’est toute une collection d’approximations et de préjugés qui sont ainsi légitimés par l’institution scolaire alors que son rôle est de les combattre. L’école républicaine avait pour objectif de sortir les élèves de leurs trous, de leurs familles, de leurs œillères, pour les instruire d’un savoir extérieur afin de leur permettre de dépasser ce qu’ils étaient au départ : petits paysans, petit-bourgeois, petits provinciaux, petits parisiens, petits immigrés. L’école méritocratiques s’efforçait, non sans rudesse parfois, de rendre les élèves « autres » que ce qu’ils étaient au départ - leur dépendance à l’égard de leur milieu familial, local, culturel ou religieux - par la constitution d’un libre-arbitre et la transmission de savoirs universels et de savoir-faire nouveaux. Dans l’initiative du dictionnaire, cet objectif est abandonné au profit d’une reconnaissance et d’une valorisation de la culture ambiante : que chacun reste dans son jus.

Après avoir été légèrement expurgé des détails les plus gênants, une version papier de ce dictionnaire nombriliste va être tirée à plusieurs milliers d’exemplaires pour que chaque classe de l’Académie de Créteil puisse disposer dès la rentrée de cet outil indispensable à la poursuite du désastre scolaire.


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