Le premier ministre Couillard savait très bien que l’adoption du projet de loi 62 le mènerait tout droit dans un cul-de-sac juridique, administratif et politique. Personnellement, il aurait sans doute préféré ne rien faire. Après dix ans de tergiversations sur les suites à donner au rapport de la commission Bouchard-Taylor, l’inaction n’était malheureusement plus une option.
Malgré l’avis général, M. Couillard ne peut évidemment pas reconnaître avoir fait adopter une loi qui impose l’obligation de livrer et surtout de recevoir les services publics à visage découvert, tout en sachant qu’elle était inconstitutionnelle.
Le gouvernement Marois se disait tout aussi convaincu que la charte de la laïcité passerait le test des tribunaux. À l’époque, l’opposition libérale avait réclamé à grands cris les avis juridiques qui soutenaient cette prétention. Bien entendu, le gouvernement Couillard s’est bien gardé de produire les siens.
Même dans l’hypothèse où la loi 62 serait déclarée valide, ses dispositions ne seront respectées que dans la mesure où les directives d’application à venir seront suffisamment souples pour qu’elles puissent être contournées.
Le maire Coderre et la chef de Projet Montréal, Valérie Plante, sont d’accord sur ce point : personne n’aura à se découvrir le visage pour recevoir un service municipal. Il n’est pas question que les chauffeurs d’autobus se transforment en « police de la burka ».
La ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, aura été égale à elle-même du début à la fin de ce pénible exercice. Dans son souci de démontrer que les femmes musulmanes ne sont pas spécifiquement visées par la loi, elle a déclaré le plus sérieusement du monde qu’il fallait aussi penser à ceux qui ont le visage caché par des cagoules, des bandanas ou des… verres fumés.
On a eu beau s’en tenir au plus strict minimum, c’est encore trop pour la classe politique du Canada anglais, qui y a aussitôt vu une autre démonstration de cette déplorable intolérance qui fait apparemment partie de notre ADN. Même cette grande amie de M. Couillard qu’est la première ministre de l’Ontario, Kathleen Wynne, a joint sa voix à celle des partis d’opposition à Queen’s Park pour la dénoncer.
« Comprendre, respecter et célébrer nos différences, c’est le fondement de la société inclusive et harmonieuse que nous chérissons tous », a-t-elle déclaré. Le problème — toujours le même — est que ce respect des différences ne s’applique pas à celles du Québec.
Que la règle du visage découvert dans les services publics soit perçue ici comme une condition élémentaire du vivre-ensemble est tout simplement scandaleux aux yeux du ROC, peu importe que de nombreux pays européens l’aient étendue à tout l’espace public.
Même inopérante, cette nouvelle violation de la Charte des droits et du vénéré principe du multiculturalisme ne sera pas de nature à faciliter la reprise du dialogue constitutionnel souhaitée par M. Couillard, dont la perspective ne suscitait déjà pas un grand enthousiasme.
Le comble serait maintenant que le gouvernement fédéral se joigne à la contestation de la loi 62, comme le premier ministre Trudeau en a évoqué la possibilité vendredi. De toute évidence, sa retenue de la veille n’avait pas fait bonne impression hors Québec.
En 1988, Robert Bourassa savait très bien qu’en ayant recours à une disposition dérogatoire pour maintenir la règle de l’unilinguisme français dans l’affichage commercial, malgré un jugement de la Cour suprême, il hypothéquait sérieusement l’accord du lac Meech, mais il estimait que c’était le prix à payer pour assurer sa réélection.
À moins d’un an du prochain rendez-vous électoral, M. Couillard sent lui aussi la nécessité d’un rattrapage sur les questions identitaires, comme en témoigne la spectaculaire volte-face sur la consultation sur le racisme systémique ou encore la modification apportée au projet de loi 144 pour assujettir la scolarisation à la maison aux dispositions de la loi 101.
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