Le premier ministre François Legault a semblé prendre à la légère les prétentions de l’Association des commissions scolaires anglophones, selon laquelle la jurisprudence permettrait aux écoles anglaises d’échapper aux dispositions du projet de loi 21 sur la laïcité.
Comme d’habitude, les juristes ne s’entendront sans doute pas sur la portée de l’arrêt de la Cour suprême dans la célèbre cause Mahé c. Alberta (1990). Le droit d’administrer leurs écoles qui a été reconnu aux communautés linguistiques minoritaires signifie-t-il que les écoles anglaises pourraient engager de nouveaux enseignants portant des signes religieux même s’ils ne bénéficient pas des droits protégés par la clause de droits acquis (dite « clause grand-père ») ?
C’est en vertu de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés que ce droit a été reconnu par la Cour suprême, et la disposition dérogatoire ne peut pas être appliquée à cet article, contrairement à l’article 2 qui garantit la liberté de conscience et de religion. Il y a là une piste qui ne manquera certainement pas d’être explorée par les opposants au projet de loi 21.
Quand la cause Mahé a été plaidée, le gouvernement Bourassa est intervenu en faveur du gouvernement albertain, provoquant l’indignation des Franco-Albertains, qui ont eu le sentiment d’être trahis par leurs « frères » québécois.
Malgré toute la sympathie que leur lutte pouvait inspirer, le Québec craignait que leur victoire ne crée un précédent qui pourrait éventuellement être invoqué par la communauté anglo-québécoise. C’était précisément la raison pour laquelle l’Association des commissions scolaires anglophones avait appuyé les Franco-Albertains. Trente ans plus tard, elles pourront peut-être s’en féliciter.
La semaine dernière, l’adjoint parlementaire du premier ministre Legault pour les relations avec les anglophones, Christopher Skeete (Sainte-Rose), disait craindre que le transfert forcé de trois écoles anglaises de l’English Montreal School Board à la Commission scolaire de la Pointe-de-l’Île, dont les écoles sont surchargées, ne soit perçu comme une nouvelle chicane entre francophones et anglophones, mais les facteurs de discorde risquent de se conjuguer.
De nombreux anglophones ont jugé excessive la déclaration du maire de Hampstead, William Steinberg, qui a associé le projet de loi 21 à un « nettoyage ethnique ». Il n’en demeure pas moins que l’ensemble des municipalités anglophones de l’île de Montréal voudraient se soustraire à l’interdiction du port de signes religieux.
Il est vrai que bon nombre de francophones, en commençant par la mairesse Valérie Plante, la contestent aussi. Force est toutefois de constater que, d’une façon générale, les « deux solitudes » se retrouvent dans des camps opposés sur la question de la laïcité.
Le ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, Simon Jolin-Barrette, a visiblement tiré les leçons du dérapage auquel le projet de loi 9 sur l’immigration a donné lieu.
Le projet de loi 21 est mieux ficelé et M. Jolin-Barrette a adopté une attitude nettement moins agressive durant les audiences publiques. Alors que la consultation sur le projet de loi 9 avait été le théâtre d’un affrontement disgracieux avec le président de l’Association québécoise des avocates et avocats en droit de l’immigration (AQAADI), le ministre est demeuré d’une sérénité de bon aloi dans ses échanges avec les opposants au projet de loi 21.
Malgré la lassitude que provoque immanquablement tout débat qui s’éternise, il est inévitable qu’un sujet aussi émotif provoque quelques éclats. Les partis d’opposition seront néanmoins aussi soulagés que le gouvernement de clore la discussion à l’Assemblée nationale, que ce soit avec ou sans bâillon.
Le prochain chapitre s’ouvrira éventuellement devant les tribunaux. En interdisant le port de signes religieux, non seulement le gouvernement Legault heurte-t-il les valeurs de la communauté anglophone, qui vénère la Charte des droits, mais il bouscule aussi les derniers lieux de pouvoir qu’elle a encore le sentiment de contrôler, les municipalités et les commissions scolaires.
Pendant quinze ans, les Anglo-Québécois ont pu compter sur la présence à Québec d’un gouvernement qui leur devait en grande partie son maintien au pouvoir et qui partageait largement leurs valeurs. Ce n’est plus le cas.
L’éloignement de la menace souverainiste les a sans doute soulagés, mais ils devront maintenant composer avec un gouvernement qui peut afficher son nationalisme avec d’autant moins de gêne qu’on ne peut pas l’accuser de vouloir souffler sur les braises de l’indépendance, même si personne n’est dupe des raisons qui poussent le PQ à lui donner son appui dans tous les dossiers qui pourraient aviver les tensions avec Ottawa et le Canada anglais.
Les souverainistes, qui ne savent plus à quel saint se vouer, ne demanderaient certainement pas mieux que de voir les tribunaux rouvrir la boîte de Pandore en invalidant la loi 21. Les Québécois semblent prêts à faire encore une fois le pari qu’ils peuvent vivre plus ou moins comme ils l’entendent au sein du Canada. Les empêcher de définir eux-mêmes les règles qui leur conviennent en matière de laïcité leur enverrait un très mauvais message. On peut toujours déplorer que la question des signes religieux ait revêtu une telle importance dans la psyché collective, mais c’est la réalité.