Paris — Petit, l'oeil vif, le geste précis, Nicolas Sarkozy sort du studio de télévision où, avec quelques collègues, nous venons de l'interviewer. En lui serrant la main, nous lui indiquons qu'il ne se dirige pas vers la sortie. Vif comme l'éclair, il vire sur ses talons pour se faire dire qu'il doit rebrousser chemin, direction la maquilleuse. En repassant à nos côtés, il fixe le sol et lâche d'un ton sec: «Je vous l'avais bien dit que c'était par là!»
Si le diable se cache dans les détails, l'anecdote qui s'est déroulée cette semaine dans les studios de TV5 à Paris illustre comment l'ex-ministre de l'Intérieur a le don de se mettre à dos ceux qui lui veulent du bien. On sort d'une entrevue avec le candidat de l'UMP avec l'étrange impression d'avoir été mis
K.-O. par une habile prise de taekwondo. Un collègue qui hésite se fait reprendre sur le ton d'un préfet de discipline. L'homme est d'une habileté sans faille. D'une question sur l'immigration, il fait un long réquisitoire contre la polygamie. D'une autre sur la police de proximité (communautaire), il part dans une dénonciation des émeutes de Los Angeles.
Pendant ce temps, les affiches officielles du candidat qui sont déjà à l'entrée des milliers de bureaux de vote en prévision de demain sont systématiquement vandalisées. Samedi dernier, sur le pavé parisien, on pouvait lire les inscriptions «Sarkozy = danger». Toute la semaine, le numéro spécial du magazine Marianne intitulé «Le vrai Sarkozy» — une charge unilatérale contre un candidat qualifié d'«apprenti dictateur» — s'est écoulé à plus de 300 000 exemplaires. Bref, le favori des sondages déclenche tellement les passions que le second tour de l'élection s'annonce déjà comme un référendum pour ou contre sa personne.
«Nicolas Sarkozy a toujours eu le don d'exacerber les tensions», dit William Emmanuel, auteur du livre Nicolas Sarkozy - La fringale du pouvoir (Flammarion). «Avec lui, ça passe ou ça casse. Il a une personnalité abrasive. Chaque fois qu'il se trompe, il refuse de revenir en arrière. Sa politique, c'est: "Vous êtes avec ou contre moi"!»
Au début de la campagne, Nicolas Sarkozy avait justement tenté de gommer ce côté anxiogène. Le 14 janvier, à la porte de Versailles, il lançait sa campagne en citant Jean Jaurès et en s'écriant: «J'ai changé!» Il s'agissait de recentrer son discours, de projeter une image plus consensuelle et de faire oublier ses aspects les plus controversés. Deux mois plus tard, il est revenu à son point de départ. «Il s'est rendu compte dans les dernières semaines que, pour assurer ses positions, il devait aller chercher les électeurs du Front national et droitiser son discours, dit William Emmanuel. Le résultat, c'est qu'on ne sait plus trop où il se situe ni ce qu'il pense.»
Sur l'entrefaites, Nicolas Sarkozy a trouvé le moyen de se brouiller avec presque tout le monde en affirmant, dans une discussion avec le philosophe Michel Onfray, que la pédophilie et le suicide ont des origines génétiques. Même l'archevêque de Paris, Mgr André Vingt-Trois, généralement réservé, a critiqué publiquement ses propos. Alors qu'il avait tout fait pour soigner ses relations avec la chancelière Angela Merkel, le voilà qui affirme que «la France n'a pas à rougir de son histoire, elle n'a pas commis de génocide, elle n'a pas inventé la solution finale». Ces propos ont été reçus froidement outre-Rhin, où on sait que la France fut la dernière à reconnaître les torts du régime de Vichy.
«À cause de ce va-et-vient, on ne sait plus très bien ce que pense Nicolas Sarkozy sur l'économie et la politique internationale, dit William Emmanuel. Sur l'économie, il a toujours été libéral. Le voilà qui critique la Banque centrale européenne et l'Europe. Lors de sa visite à Washington, il s'affichait proche de George W. Bush. Maintenant, il reprend la politique de Chirac.»
Même le magazine britannique The Economist, dont la page éditoriale appelle à voter pour lui, se demande si le candidat est toujours «cohérent» avec l'homme politique d'hier. «Est-ce bien le même qui multiplie les promesses électorales, décrédibilisant son objectif de baisser les prélèvements obligatoires?, se demande la correspondante parisienne Sophie Pedder. Pourquoi le candidat a-t-il escamoté sa proposition de discrimination positive, tout en abandonnant sa politique équilibrée entre justice et fermeté, à propos de l'immigration et de l'intégration?»
On a peine à se souvenir que Nicolas Sarkozy a déjà encouragé la promotion des jeunes Maghrébins et même demandé à l'État d'aider à la construction de mosquées. The Economist s'inquiète d'autant plus que la droite française a souvent été moins libérale que la gauche. Selon le directeur du Monde, Jean-Marie Colombani, le chef de l'UMP serait redevenu «classiquement colbertiste».
«Son échec dans cette campagne, c'est qu'on ne sait plus quel est son programme, confirme le sociologue Patrick Weil. Son modèle, c'est Napoléon sans la grandeur, Napoléon le petit qui dit: "Donnez-moi le pouvoir et je déciderai plus tard ce que j'en ferai."» Pour Weil, s'il est élu, Nicolas Sarkozy aurait tous les pouvoirs, une situation inédite puisque ses prédécesseurs ont tous dû composer avec l'opposition du Sénat, un rival potentiel ou des élections législatives en cours de mandat.
Selon le politologue le plus réputé de France, Alain Duhamel, Sarkozy «aurait pu exprimer ses choix avec modération, en nuances, façon Balladur. Il a préféré, non seulement pour attirer une fraction de l'électorat du Front national mais aussi par tempérament personnel, aiguiser les angles, durcir les mots, provoquer, déranger, assumer, bousculer et contraindre, au risque de susciter un cartel des "non" au sarkozysme».
Même le plus modéré des socialistes, Michel Rocard, juge aujourd'hui que «la brutalité de cet homme et son goût de montrer une police qui cogne ont déjà suffi une fois à mettre le feu à nos banlieues. Je crains beaucoup qu'avec lui, cela ne se renouvelle». Selon les instituts de sondage, Sarkozy serait parvenu à ravir le quart des électeurs du Front national. La réplique ne s'est pas fait attendre. Après avoir d'abord jugé que Sarkozy était un interlocuteur respectable, Jean-Marie Le Pen l'accuse maintenant de ne pas pouvoir représenter la France parce qu'il n'a qu'un seul grand-père d'origine française.
Dans cette campagne erratique, une seule chose est certaine: c'est Nicolas Sarkozy qui a défini les thèmes et le rythme de la campagne. Au cours des dernières semaines, il a vu se rallier à lui tous les anciens chiraquiens les uns après les autres. Mais il s'agit de ralliements sans conviction, précise William Emmanuel. «En réalité, les chiraquiens ont toujours estimé, comme l'a dit Jacques Chirac, que le pire ennemi de Nicolas Sarkozy, c'était... Nicolas Sarkozy. Le président n'avait-il pas prédit qu'il exploserait en plein vol? Nombreux sont ceux qui attendent patiemment l'événement.»
Contrairement à Jacques Chirac, qui ralliait largement autour de lui, Nicolas Sarkozy travaille avec une équipe très restreinte. Parmi les fidèles de la première heure, on ne lui connaît pratiquement que l'ancien ministre Patrick Devedjian, Brice Hortefeux, ami personnel et témoin à son mariage, ainsi que le député Christian Estrosi. Même François Filion, que tous voient déjà à Matignon, est un rallié de fraîche date.
«Nicolas Sarkozy a toujours eu des problèmes avec son caractère, dit William Emmanuel. C'était encore pire en 1995. Il peut exploser pour un rien.» Chacun a en mémoire ces images récentes de France 3 où, après une entrevue plutôt calme, il a explosé devant les caméras hors micro, s'engueulant avec les animateurs pendant que défilait le générique. Plus tôt, il avait menacé de congédier la direction de la chaîne.
Selon Max Gallo, un ancien socialiste devenu sarkozyste, le candidat est aujourd'hui la cible d'une «dérive haineuse». À ces critiques, Nicolas Sarkozy répliquait hier dans Le Parisien en réaffirmant son souhait de rompre avec «la pensée unique». Le discours séduit visiblement une grande partie des Français. Au quartier général du candidat, rue d'Enghien, à Paris, où défilent tous les nouveaux barons de l'UMP, on a déjà élaboré des scénarios de conseil des ministres. Convaincus que leur candidat se classera facilement au premier tour, les militants sont déjà dans le second. Un second tour qui sera en réalité un référendum pour ou contre Nicolas Sarkozy.
Correspondant du Devoir à Paris
L'homme qui inquiète
À force de se mettre en scène, Nicolas Sarkozy est devenu le sujet principal de l'élection présidentielle
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