L'hiver et la «destinée manifeste» des Québécois

Indépendance - le peuple québécois s'approche toujours davantage du but!




Neige, verglas et traumas. Deux semaines d'affilée, la France bloquée par une dizaine de centimètres de neige. De quoi susciter la moquerie des Québécois habitués à bien vivre avec bien pire. Mais dans la France des plaines, il n'y a pas assez de saleuses et de déneigeuses, pas de pneus à neige, pas d'organisation rodée, bref peu de moyens et pas d'apprentissage de la vie au froid. D'où la paralysie sur les routes et dans les airs et des milliers de personnes obligées de dormir dans les aéroports, dans leurs entreprises ou leur voiture. Une économie à flux tendu qui dérape au premier flocon.
Dire qu'il tombe plus de quatre mètres de neige tous les ans à Québec... Les Français, comme les Québécois, peuvent ainsi mieux percevoir les immenses obstacles que l'hiver a fait peser sur le développement du Canada et la formidable énergie qu'il fallut déployer pour les surmonter.
L'hiver canadien n'a rien d'anodin et l'exilé qui songe au retour au pays sait qu'il devra «se marier avec l'hiver» comme le dit joliment le poète. J'ai déjà évoqué dans ces pages (le 14 avril 2008) l'importance sous-estimée de l'hiver dans l'identité et le destin des Québécois. Je voudrais ici souligner les influences géopolitique et démographique de l'hiver dans notre histoire.
Hiver refuge
En Nouvelle-France, quand les mâchoires de glace se refermaient sur le golfe du Saint-Laurent pour six mois, il fallait au minimum un an pour recevoir réponse de Paris avec les cinq mois de navigation aller-retour de cette époque. Pour ceux qui vivaient autour des Grands Lacs — et au-delà —, c'était au minimum deux ans.
Ce fait primordial pourrait fonder à lui seul l'affirmation selon laquelle la saison froide a largement forgé la «destinée manifeste» des Québécois en Amérique, par-delà même les facteurs sociopolitiques, culturels ou religieux, à l'influence indubitable. La comparaison avec les colonies anglaises d'Amérique est édifiante. Les colonies britanniques, qui allaient former les États-Unis, disposaient d'un accès permanent à l'océan. Les Carolines et la Géorgie sont à la latitude du Maroc! C'était un atout géopolitique majeur.
L'expression «destinée manifeste» a été formulée aux États-Unis en 1844 à l'occasion de l'annexion du Texas. L'expansion continue vers l'ouest fut alors interprétée par certains Anglo-Américains comme le signe qu'une mission de droit divin leur incombait de «civiliser» (et de dominer) le continent.
Osons un parallèle. Si la vision d'une «destinée manifeste» des Québécois a quelque sens, cela ne pouvait être, sur le plan de la morphologie sociale, que de former une petite nation isolée en terre d'Amérique; les fortes contraintes associées au climat de la colonie ne pouvaient qu'en ralentir le développement et affecter l'attractivité du pays pour les Français.
Mais inversement, et cela est moins bien perçu, en gelant les échanges pendant une moitié de l'année, l'hiver eut longtemps aussi un effet protecteur pour la culture québécoise. La saison froide joua ainsi un rôle analogue à celui de la notion de «montagne refuge» en ethnologie: l'isolement géographique préserve les minorités culturelles de l'environnement dominant et contribue ainsi à renforcer leurs caractéristiques propres.
Géopolitique du froid
Les avantages stratégiques et économiques d'un accès permanent à la mer furent très bien perçus dès l'origine. Ainsi, le premier intendant de la colonie royale de Louis XIV, Jean Talon, formula un projet d'achat de New York (voir Marcel Trudel, Mythes et réalités dans l'histoire du Québec, tome 1, chap. VI). Son successeur, l'intendant Duchesneau, alla jusqu'à proposer en 1679 de conquérir du même coup New York et la Nouvelle-Angleterre. Ses arguments: une navigation toujours libre, un climat tempéré, des terres fertiles, des pêches abondantes, des commerçants prospères.
L'idée est prise au sérieux par les autorités françaises. En 1689, le projet détaillé du tenace gouverneur Callières est finalement approuvé par Louis XIV qui remet à Frontenac, le 7 juin, le plan d'invasion de New York et d'expulsion d'une partie de sa population. Mais les préparatifs traînent. Les vents retardent la traversée, qui dure 52 jours. Frontenac arrive à Québec le 12 octobre. Trop tard pour enclencher le plan avant l'hiver.
L'année suivante, l'armada anglaise de Phipps se présente devant Québec le 16 octobre, trop tard aussi. Le mauvais temps favorise cette fois les Français et la flotte anglaise lève l'ancre le 24 octobre. Plus tard, sous le régime anglais, Québec est assiégée par les troupes américaines de Montgomery et Arnold pendant l'hiver 1775-1776. Mais leurs soldats, affaiblis par le siège hivernal et la maladie, seront facilement repoussés par les renforts anglais arrivés en mai.
Voilà trois conflits aux issues scellées en partie par l'hiver, sans lequel on peut imaginer que New York aurait pu devenir possession française en 1689, Québec tomber sous domination anglaise dès 1690, ou américaine en 1776...
Le bouclier de glace
Sous le régime anglais, l'afflux d'immigrants britanniques change le paysage démographique du Québec au début du XIXe siècle. Dans son ouvrage Genèse de la société québécoise (Boréal), Fernand Dumont souligne que pendant les mois d'été et d'automne, les anglophones prédominaient à Québec. La proportion de la population anglo-saxonne atteint près de 40 % à Québec à partir de 1861 (p. 101). L'objectif du rapport Durham et de l'Union de 1840 est clairement de placer en situation de minorité les francophones.
Sans l'hiver, qui empêcha longtemps l'arrivée des immigrants pendant une moitié d'année (les brise-glaces feront leur apparition sur le fleuve à partir de 1908), il est fort probable que le flux d'immigrants anglo-saxons aurait été plus important et que la nation canadienne-française serait devenue minoritaire plus rapidement au sein du Canada, en dépit de sa forte fécondité. D'autant qu'au XIXe siècle, près d'un million de Québécois s'exilent vers les «États» en raison du manque de terres arables et d'emplois. Le tropisme du Sud est ancien au «pays de l'hiver».
Par conséquent, si «l'hiver de force» fut d'évidence une croix à porter pour le développement du pays, il constitua également un bouclier de glace contre les invasions et le cocon protecteur d'une vaillante et résiliente nation qui a essaimé quelque 16 millions de descendants sur le continent (hors Québec).
À l'heure des grands bouleversements climatiques et de la menace d'extinction qui pèse sur l'hiver d'antan, les Québécois sont ainsi plus que jamais fondés à faire de l'hiver leur étoile. Une étoile des neiges, symbole écologique d'appartenance et d'indépendance, afin de regarder leur passé, leur avenir — et le Goliath anglo-américain — droit dans les yeux.
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Alain Brunel - Sociologue chez Technologia de Paris, Québécois exilé ayant vécu 30 hivers entiers au pays


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