L’Etat souverain est indispensable – surtout dans une économie mondialisée

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Marianne Wüthrich

De nombreux contemporains ont de la peine à comprendre la notion d’« Etat-nation » : la fidélité envers son propre Etat dans un monde « globalisé » sans frontières est parfois associée à une étroitesse d’esprit, un repli sur soi-même allant jusqu’au rejet d’autres nations et cultures. Une telle définition négative de la notion ne correspond certes pas à la véritable importance de l’Etat-nation. D’ailleurs, nous pouvons également l’appeler « Etat souverain », alors l’aversion de certains cercles devient plus transparente. En effet, pour de grandes puissances telles les Etats-Unis ou l’UE, il n’est guère possible d’imposer leur politique hégémonique ou leur politique d’intérêts de leurs grands groupes à un petit Etat tel la Suisse, dont les habitants tiennent à leurs instruments efficaces de démocratie directe liés à la souveraineté ainsi qu’à leur indépendance de l’extérieur et leur liberté citoyenne optimale. Cela devient embarrassant quand des politiciens suisses, des professeurs de droit, des diplomates et des think-tanks suisses déclarent que dans un « monde globalisé » la souveraineté de leur pays est obsolète et qu’ils désirent donc scier la branche sur laquelle ils sont eux-mêmes confortablement assis.



Il est donc d’autant plus réjouissant, d’entendre également d’autres voix accordant à l’heure actuelle une importance particulière à l’Etat-nation souverain. Beat Kappeler, éditorialiste et spécialiste des sciences sociales et le professeur d’économie de Harvard Dani Rodrik ont les deux publié dans le magazine Schweizer Monat de mars 2018, un article arrivant à des résultats similaires en partant de points de vue très divers.









« La liberté des citoyens et leur prospérité augmentent d’une manière disproportionnée avec la décentralisation et dans les petits Etats. Cela a été démontré tant historiquement que dans la pratique, à l’aide de la concurrence entre diverses solutions nationales ayant apporté le progrès. L’union d’un ‹regroupement de plus en plus étroit› en Europe, en tant qu’expression de l’ancienne tromperie [l’UE, un projet de paix], est un abus. En outre, elle supprime la concurrence des solutions, c’est-à-dire le progrès. » (Beat Kappeler)

« La liberté et le progrès

dépendent de l’ordre de l’Etat-nation »


Beat Kappeler définit l’Etat comme « un ensemble de liens régulés d’une population par l’histoire et la volonté, sur un territoire délimité ».1 Cela correspond aux trois éléments classiques d’un peuple, d’un territoire et d’un pouvoir étatique comme conditions prérequises pour tout Etat : une population vivant sur un territoire avec des frontières fixes et qui se soumet – en tout cas en ce qui concerne la Suisse – « par son histoire et sa volonté » (ou, selon Jean-Jacques Rousseau, par un « contrat social ») à un pouvoir d’Etat, dont le contrôle suprême est exercé par le peuple lui-même, le souverain, dans l’Etat démocratique.



Kappeler explique la nécessité de l’Etat-nation ainsi : « L’Etat-nation est garant des droits fondamentaux, de leur imposition par les tribunaux, de la législation et des pensions de retraite, de l’organisation du territoire, de la politique sociale, de la formation, des infrastructures ainsi que de son approvisionnement et de la gestion des déchets. »



La tâche la plus urgente de l’Etat est donc la protection de la sécurité juridique et sociale de sa population – et non pas les intérêts de forces ou de trusts étrangers. En outre, l’Etat de droit souverain décide lui-même quels accords il veut conclure avec d’autres Etats : « Il [l’Etat-nation] effectue, ce qu’aucune organisation supranationale n’est capable de faire. Des réglementations supranationales ne sont nécessaires que si un Etat souverain exerce une influence sur d’autres nations. »



Raisons pour lesquelles le petit Etat de la Suisse 

est supérieur à une grande formation telle que l’UE


« La liberté des citoyens et leur prospérité augmentent d’une manière disproportionnée avec la décentralisation et dans les petits Etats. Cela a été démontré tant historiquement que dans la pratique, à l’aide de la concurrence entre diverses solutions nationales ayant apporté le progrès. L’union d’un ‹regroupement de plus en plus étroit› en Europe, en tant qu’expression de l’ancienne tromperie [l’UE, un projet de paix], est un abus. En outre, elle supprime la concurrence des solutions, c’est-à-dire le progrès. » Selon Kappeler, pour une coexistence réussie, il faut également la « solidarité » des citoyens. Celle-ci ne correspond cependant pas à l’« assistance complète par l’Etat-providence », mais à une situation où « chacun contribue selon ses forces, et non pas le profit de certains par le financement des autres ».



Un tel principe de solidarité fonctionne dans une communauté à petite échelle – notamment au niveau communal – beaucoup mieux qu’avec une distribution à tout va de milliards provenant des divers fonds bruxellois. En Suisse, il est également nécessaire de contrôler soigneusement par exemple la légitimité de la perception des prestations sociales telles que les rentes d’invalidité ou les allocations de chômage afin d’empêcher autant que possible les abus aux frais des contribuables et payeurs des primes d’assurance. Dans un grand Etat centralisé ou un colosse bureaucratique tel que l’UE ce n’est guère possible.



Le progrès économique, sociétal et politique 

est étroitement lié à l’Etat-nation


L’excellente prise de position de Dani Rodrik dans la même édition du Schweizer Monat2 est spécialement réjouissante – pour un professeur d’économie à l’Université de Harvard et à la London School of Economics and Political Science ce n’est pas une évidence. Il est à juste titre d’avis que l’Etat-nation est indispensable justement dans un monde économique capitaliste et globalisé. Certes, « au sein de l’intelligentsia, il est rejeté […] comme étant majoritairement inapproprié – moralement insignifiant, voire réactionnaire – pour répondre aux défis d’un monde globalisé ». Pour Dani Rodrik cela est une erreur fatale : « Une défense fondée de l’Etat-nation doit commencer par l’hypothèse que les marchés ont besoin de règles. […] Tout, ce qui va au-delà d’un simple échange entre voisins a besoin d’investissements en transport, communication et logistique, demande l’imposition des contrats, la mise à disposition d’information et des mesures contre l’escroquerie, un moyen d’échange stable et fiable, des arrangements pour la répartition sociale des gains et bien d’autres choses encore. » Selon Rodrik, les marchés nécessitent également des institutions pour « satisfaire les fonctions critiques concernant la régulation, la répartition, la stabilité monétaire et fiscale et le règlement de conflits. Jusqu’à présent ces tâches ont été remplies essentiellement par les Etats-nations ».



Si ces exigences ne sont pas remplies ou imposées par les différents Etats souverains, cela peut, comme nous le savons, avoir des conséquences terribles pour la population et les entreprises locales ne peuvent survivre, car il n’est pas possible de faire des affaires sans un minimum de sécurité juridique.



« Là, où les Etats-nations échouent, 

des effondrements économiques et des guerres civiles 

en sont les conséquences »


Si nous poursuivons ce raisonnement de Rodrik, cela signifie l’inverse : les grandes puissances couvrant délibérément par des guerres et le chaos des Etats fonctionnant bien, ne visent pas à faire prospérer le commerce international d’un Etat à l’autre, mais poursuivent d’autres intérêts (trafic d’armes et de drogues, accès à des ressources rares, accaparement de terres, etc.). Sur le territoire des Etats, dont les gouvernements, les parlements et les tribunaux sont affaiblis par des bandes paramilitaires et des chefs de guerre et ne peuvent plus faire respecter leurs droits, il y a beaucoup de place pour que les puissances et les entreprises étrangères puissent se servir à leur guise – en violant le droit national et international et les droits de l’homme fondamentaux. En revanche, les entreprises économiques voulant poursuivre un commerce honnête d’un pays à l’autre et d’un continent à l’autre dépendent d’un Etat de droit fort.









 

« Le manque d’estime face à l’Etat-nation mène dans une impasse. Nous créons des marchés au-delà de la taille contrôlable ; nous établissons des règles mondiales ne prenant nullement en compte la diversité réelle des besoins et des préférences ; nous affaiblissons les Etats-nations sans les remplacer par autre chose. Les causes profondes des injustices négligées de la mondialisation et des problèmes de santé de nos démocraties résident dans la méconnaissance du fait que les Etats-nations sont la pierre angulaire de l’ordre capitaliste. » (Dani Rodrik)




Avantages d’une communauté mondiale en désaccord


Le professeur Dani Rodrik souligne que les divers Etats-nations ont des approches différentes non seulement pour la réglementation des marchés financiers et du commerce, mais également pour la création de compromis sociaux importants : « Le monde est en désaccord concernant l’évaluation de l’égalité contre les chances, de la santé publique et les risques environnementaux contre l’innovation technologique, de la stabilité contre le dynamisme, des profits contre les valeurs sociales et culturelles. » Une communauté mondiale en désaccord « permet l’expérimentation et la compétition entre les différents concepts insti­tutionnels et l’apprentissage mutuel ».



Là, le lecteur pense involontairement aux différences fondamentales entre la Suisse, en tant que petit Etat démocratique et fédéraliste, et l’UE en tant que système centralisé et dirigé de manière autoritaire. Dans une comparaison des concepts institutionnels, la Suisse obtient pratiquement dans tous les domaines de meilleurs résultats, par exemple concernant la dette nationale ou les taux de chômage et avant tout concernant la satisfaction de la population en raison de ses nombreux droits de codécision.



Le manque d’estime face à l’Etat-nation 

mène dans une impasse


Finalement, Rodrik critique les cercles rejetant toutes critiques au sujet des accords commerciaux internationaux en affirmant que ces personnes ne sont pas assez ouvertes au monde pour participer à la discussion : « (Cependant), se cacher derrière l’ouverture au monde n’est qu’un faible substitut pour gagner des débats politiques au niveau factuel. » Sa conclusion : « Le manque d’estime face à l’Etat-nation mène dans une impasse. Nous créons des marchés au-delà de la taille contrôlable ; nous établissons des règles mondiales ne prenant nullement en compte la diversité réelle des besoins et des préférences ; nous affaiblissons les Etats-nations sans les remplacer par autre chose. Les causes profondes des injustices négligées de la mondialisation et des problèmes de santé de nos démocraties résident dans la méconnaissance du fait que les Etats-nations sont la pierre angulaire de l’ordre capitaliste ».



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1 Kappeler, Beat. Das Recht auf alles verdirbt das Recht. In : Schweizer Monat 1054 de mars 2018 ; 

Beat Kappeler est licencié en sciences politiques des Hautes études internationales. Il a étudié à l’Université de Genève et à Berlin-Ouest, est docteur h. c. de l’Université de Bâle, a longtemps travaillé comme secrétaire de la Fédération suisse des syndicats (USS). Il est aujourd’hui éditorialiste indépendant et auteur.

2 Rodrik, Dani. Der unterschätzte Nationalstaat. In : Schweizer Monat 1054 de mars 2018 ; 

Dani Rodrik est professeur d’économie à l’Université de Harvard et professeur invité à la London School of Economics and Political Science. Il traite les questions de la globalisation, d’économie politique, de croissance économique et de développement. Sur le sujet abordé, il a rédigé par exemple l’ouvrage suivant : The Globalization Paradox : Democracy and the Future of the World Economy. 2012 (Disponible en anglais et en allemand).









Liens avec son propre pays


mw. L’Etat souverain – notamment en démocratie directe – vit grâce à la participation active des citoyens. C’est à nous, adultes, parents et enseignants, qu’il revient d’initier nos jeunes à cette belle tâche responsable. C’est ainsi qu’un attachement interne peut émerger et se développer avec les piliers de la Suisse souveraine : la démocratie directe, le fédéralisme, la perpétuelle neutralité armée, la liberté et l’indépendance de la Suisse dans son ensemble et de ses citoyens. Sur cette base, nous pouvons également transmettre à nos jeunes l’ouverture sur le monde ayant toujours caractérisé les Suisses suite au simple fait de leur situation au cœur de l’Europe : la volonté de vivre en paix et en échange culturel et économique avec leurs voisins et avec tous les peuples du monde, l’obligation de la Suisse neutre d’intervenir et d’apporter son aide dans un monde plein de besoins. Cela n’inclut nullement la participation de l’armée suisse aux manœuvres de l’OTAN et aux missions militaires de l’UE. Ceux-ci doivent être abandonnés très rapidement ! Ainsi, on libérerait des fonds supplémentaires pour le travail du CICR dans le monde entier, pour favoriser le respect des Conventions de Genève, pour améliorer l’aide au développement telle que l’entreprend la DDC : sur le terrain avec les populations. Bien entendu, cela inclut également l’octroi du droit d’asile aux personnes persécutées politiquement. Enfin, une politique de neutralité cohérente rendrait la Suisse plus crédible pour son offre des Bons offices.










Des Etats souverains et égaux en droits, base d’un monde pacifique


mw. La tâche la plus importante, voire vitale pour l’humanité, des Etats souverains est leur contribution à la paix dans le monde. Tout Etat est tenu par la Charte des Nations Unies de maintenir l’ordre aussi vers l’extérieur, de se défendre contre les attaques d’autres Etats, de s’abstenir de toute attaque contre eux et de ne pas s’ingérer dans leurs affaires intérieures sans qu’on le lui demande. La mission de l’ONU est d’initier et d’accompagner toutes les mesures nécessaires et possibles pour maintenir la paix. Toutefois, le traitement de tous les Etats souverains en tant que membres égaux de la communauté internationale, tel qu’énoncé dans la Charte, serait une condition indispensable. L’erreur fondamentale dans le système des Nations Unies s’y oppose aujourd’hui : la position privilégiée des cinq Etats dotés du droit de veto. Les grandes puissances que sont la Chine, la France, la Grande-Bretagne, la Russie et les Etats-Unis peuvent utiliser cet instrument d’une part pour approuver les guerres d’agression menées en violation du droit international et d’autre part pour empêcher la condamnation des Etats agresseurs qui leur sont proches, parce que le système des Nations Unies ne leur impose aucune obligation de s’abstenir de voter. Seul une révision fondamentale du système des Nations Unies peut remédier à cette sérieuse inégalité de traitement des Etats. Un ordre mondial plus équitable doit être envisagé et discuté partout dans le monde afin de promouvoir la paix au bénéfice de tous les peuples