Il y a quelques années, j’ai proposé, avec d’autres, le recours à la modification unilatérale de certains aspects du vieux texte de 1867, notamment dans les pages du Devoir. La chose en avait bousculé plusieurs, car elle impose une véritable réflexion sur l’endroit où commencent et où finissent les constitutions profondément dispersées et entremêlées de la fédération, des entités fédérées et des institutions fédérales.
Depuis, Québec a emboîté le pas avec la Loi sur la langue officielle et commune (loi 96) et, la semaine dernière, avec le remplacement définitif du serment au roi par celui au peuple québécois et à sa constitution.
Pour dénoncer une telle modification explicite ou directe du texte de 1867, le politologue Emmett Macfarlane a qualifié l’action du Québec de « vandalisme constitutionnel ».
De son côté, l’ex-sénateur André Pratte a parlé de « sabotages constitutionnels » dans les pages de La Presse. Quant aux députés du Parti libéral du Québec, ils ont, certes, appuyé le fond de la réforme, mais ont critiqué la technique rédactionnelle employée.
Un texte vivant
Le procédé est pourtant fort simple. Le Québec combine, d’une part, le recours à la procédure de modification unilatérale qui est explicitement prévue aux articles 44 et 45 de la Constitution adoptée en 1982 (sans l’accord du Québec) et, d’autre part, une technique légistique (ou rédactionnelle) qui consiste à modifier directement un texte existant (celui de 1867) plutôt que de le contredire dans un texte plus récent. D’ailleurs, Ottawa a lui aussi utilisé à de multiples reprises ce procédé dans le passé sans que cela soulève le moindre tollé.
Il y a pourtant quelque chose de paradoxal dans la manière dont certains observateurs et spécialistes de la vie constitutionnelle canadienne « célèbrent » toutes les évolutions de la Constitution, qu’ils qualifient, avec un brin de lyrisme, « d’arbre vivant », mais s’offusquent de voir le Québec inscrire les changements qui sont les siens directement dans des textes partagés.
Suivant les critiques du projet de loi no4 — maintenant sanctionné —, le Québec est invité à exercer sa part d’autonomie constitutionnelle ailleurs, loin du regard du reste de la fédération, c’est-à-dire dans des textes plus récents qui contredisent les plus anciens.
Or, bien que cette manière de procéder soit également possible (l’abolition du Conseil législatif, en 1968, en est la preuve), elle n’est pas la seule à notre disposition. Nul doute qu’une modification indirecte aurait probablement été moins dérangeante pour le reste du Canada, parce que moins visible. Néanmoins, elle aurait accentué, encore un peu plus, la désuétude des textes constitutionnels en creusant le fossé entre ce qu’on peut y lire et le droit en vigueur.
Des constitutions dispersées et entremêlées
Pour reprendre une formule chère à notre collègue Jean Leclair : il y a longtemps eu, au Québec, une « obsession fétichiste du texte constitutionnel ». Là où le reste de la fédération se montrait satisfait d’une codification partielle, d’une dispersion des sources et d’un désordre accentué par la présence de nombreuses dispositions désuètes, le Québec faisait bande à part en exigeant une ambitieuse modernisation constitutionnelle. C’était le grand soir dont rêvaient les fédéralistes québécois : un texte renouvelé et amélioré.
Or, maintenant que le Québec prend acte de la rigidité des procédures de modification constitutionnelle imposées — sans son consentement — par le rapatriement de 1982 ainsi que de l’absence de volonté politique du reste de la fédération à négocier des changements, il redécouvre (bien mince consolation) la part d’héritage britannique que comporte la Constitution canadienne.
Le Québec exploite ainsi, à son avantage, non seulement la marge d’autonomie que lui permet la modification unilatérale, mais aussi le désordre de ses sources constitutionnelles entremêlées.
Les normes qui l’organisent n’étant pas confinées dans une seule rubrique de la Constitution de la fédération, la dispersion des sources amène le Québec à intervenir, ponctuellement, dans diverses portions de la Constitution. Du moment qu’il agit à l’intérieur des pouvoirs qui sont les siens, l’endroit où le Québec inscrit cette action est une question d’esthétique rédactionnelle, et non de validité constitutionnelle.
Revisiter la part d’héritage britannique
Certes, dans la plupart des autres États, la modification d’une Constitution par simple mention expresse dans une loi serait une hérésie. Toutefois, ce n’est pas le cas dans la tradition britannique, laquelle est au fondement même de l’ordre constitutionnel canadien. Les parlements des colonies britanniques, avant comme après 1867, se sont vu confier un pouvoir limité et encadré de modifier certains aspects des lois qui, à l’image de celle de 1867, leur servaient de constitution.
Loin d’être une anomalie de l’histoire, cette capacité unilatérale de modifier les textes constitutionnels a été consolidée et élargie au Parlement fédéral, en 1949, puis explicitement confirmée par l’adoption, en 1982, des articles 44 et 45 de la Loi constitutionnelle de 1982. Ces derniers placent ou déplacent désormais ces procédures unilatérales côte à côte et à l’égal des trois autres voies procédurales permettant la modification des textes de la Constitution formelle.
Évidemment, on peut débattre de l’étendue du domaine d’application de cette procédure. Les règles que l’on modifie ainsi sont très certainement limitées par le périmètre d’application des autres procédures de modification de la Constitution. Toutefois, dans un ordre juridique où les constitutions du Québec, du fédéral et des autres provinces sont profondément dispersées et entremêlées, on ne peut confiner le recours à la procédure unilatérale à un sous-titre ou à une rubrique précise du texte de 1867.
En somme, il ne faut pas confondre la forme rédactionnelle et le fond des choses. La question déterminante pour l’avenir du projet de loi no 4, adopté la semaine dernière, est celle de savoir si le Québec dispose du pouvoir de modifier cette règle aux fins de l’organisation de son Parlement. Si tel est le cas, le fait d’inscrire le changement directement ou indirectement dans le vieux texte de 1867 ne change rien à la validité du texte.
Du reste, ce changement explicitement inséré dans le texte de 1867 n’a rien d’une opération de « sabotage » ou de « vandalisme » constitutionnel. Au contraire, s’assurer que ce texte est à jour, qu’il décrit le plus possible l’état réel du droit, favorise la santé, le dynamisme et la pérennité des textes constitutionnels.
Curieusement, pour certains, mieux vaut voir le texte de la Loi constitutionnelle de 1867 dépérir par la multiplication de normes désuètes, contredites par des lois plus récentes et dispersées, que d’accepter que le Québec affirme sa différence et sa prise de distance avec le folklore monarchique canadien inscrit dans des textes communs.