L’auteur est avocat constitutionaliste et auteur du livre Le Québec et ses nations (Éditions du Renouveau québécois)
Une conférence organisée par l’Université Laval sur le thème des Autochtones et l’indépendance du Québec a eu lieu ce 28 mars. Elle a été donnée par les co-auteurs d’un article intéressant paru récemment dans la Revue de droit de McGill intitulé L’indépendance du Québec et le choix autochtone de la continuité canadienne. Les co-auteurs sont le professeur Ghislain Otis de l‘Université d’Ottawa, une sommité du droit autochtone canadien, et la juriste française Aurélie Laurent. Leur objectif était d’offrir aux Autochtones du Québec qui pourraient le désirer un moyen, autre que la partition du territoire du Québec, de continuer à se rattacher au droit canadien après l’accession du Québec à la souveraineté.
Leur proposition s’inspire du droit européen. Elle consiste essentiellement en la conclusion d’un traité entre le Canada et le Québec souverain prévoyant que le droit canadien continuera de s’appliquer aux onze nations autochtones reconnues au Québec si elles le souhaitent. Ces règles canadiennes pourraient être interprétées par un tribunal spécialisé réunissant des juges canadiens, québécois et autochtones. La proposition a l’immense mérite de stimuler la réflexion.
Comme j’ai vécu en 1995 l’expérience de conseiller juridique principal de ce qui devait devenir l’équipe de négociation du gouvernement du Québec advenant un vote d’une majorité de Québécois en faveur de la souveraineté et que je suis à ce jour l’unique personne à avoir occupé cette fonction, et que de plus j’ai rédigé la même année à la demande du gouvernement un projet de constitution initiale du Québec souverain qui comportait deux modèles de reconnaissance des droits autochtones, j’ai quelques commentaires à formuler. Le lecteur trouvera une plus ample réflexion sur ces questions dans l’un de mes ouvrages, Référendum 1995 : documents inédits (Éditions du Renouveau québécois, 2021, avec une préface de Daniel Turp).
Les priorités du gouvernement québécois
Je dois d’abord souligner que la priorité du gouvernement du Québec dans ces négociations allait être économique. Une communication préliminaire avec le gouvernement de l’Ontario avant le référendum semblait indiquer que pour cet interlocuteur très important, la continuité devait aussi être d’abord de cet ordre.
Parmi ce bloc prioritaire de sujets de négociation, on trouvait la libre circulation des personnes, des biens et des capitaux sur la base de ce qu’étaient alors l’Union européenne et l’ALÉNA, l’accès réciproque aux marchés canadien et québécois, la liberté d’accès à la Voie maritime, au fleuve et aux Maritimes, de même que les questions délicates que sont le partage de la dette canadienne (sur laquelle Ottawa serait demandeur puisqu’il en serait l’unique responsable devant ses créanciers alors que sa base de contribuables serait diminuée) et la monnaie.
Contrairement à ce que certains ont fait croire, le Québec n’était pas en position de faiblesse dans cette première ronde de négociations, qui aurait été déterminante. De plus, le puissant voisin américain aurait sans doute discrètement fait savoir aux deux parties qu’il comptait sur un dénouement rapide pour éviter toute forme d’instabilité à sa frontière la plus tranquille. Les villes de New York et de Boston compteront longtemps sur l’électricité d’Hydro-Québec, et Wall Street voudra continuer de profiter de ses investissements.
Il était raisonnable de prévoir que la rationalité économique prévaudrait sur l’émotivité qui aurait cours dans certains milieux. À ce stade, la difficulté principale du gouvernement du Québec aurait pu être interne. Il aurait eu une décision fondamentale à prendre sur le degré d’intégration qu’il voulait maintenir avec le Canada. L’intégration économique aurait pu entraîner des conséquences politiques significatives si elle était allée jusqu’à créer un parlement et un tribunal communs comme en Europe.
Jusque-là, pas question des Autochtones. Une entente sur le bloc prioritaire économique aurait très bien pu déboucher sur la reconnaissance du Québec par le Canada et la reconnaissance de l’intégrité du territoire du Québec. Le Québec aurait logiquement exigé ces reconnaissances dans le cadre de cette première ronde en échange des avantages consentis globalement au Canada. L’alternative aurait été inquiétante pour la stabilité économique des deux parties.
Dans un deuxième temps, une fois la reconnaissance obtenue et l’intégrité de son territoire assurée, le Québec aurait pu convenir de tenir des négociations sur une plus longue période, pouvant s’étirer pendant quelques années, sur d’autres sujets très importants : la double citoyenneté des Québécois et Canadiens, les relations commerciales communes avec le reste de la planète, le partage des eaux territoriales (le Golfe Saint-Laurent, la baie d’Hudson, le détroit d’Ungava), ainsi que la question autochtone. Il faut bien comprendre que ce dernier sujet ne sera pas la priorité absolue parce que les parties auront à discuter de plusieurs autres sujets d’intérêt commun. La question autochtone dans le contexte de l’indépendance du Québec a parfois été surdramatisée parce qu’elle a été isolée à tort de l’ensemble de ces facteurs.
Trois postulats contestables
La proposition des professeurs Otis et Laurent repose sur trois postulats implicites qui, malgré les apparences, ne vont pas de soi. Le premier est que l’État canadien, sans le Québec, sera un État stable. Je renvoie à ce propos à mon ouvrage mentionné. Qu’il suffise de dire ici que l’Ontario compterait au moins la moitié de la population canadienne, qu’elle serait séparée des provinces de l’Atlantique par le Québec et que sa vision pourrait être nettement différente de celle de l’Ouest. Le Canada aurait un sérieux problème d’intégration politique interne qui pourrait le conduire à d’autres remises en question majeures.
Le deuxième postulat contestable est qu’il sera toujours plus avantageux pour les Autochtones du Québec de bénéficier du droit canadien. En réalité, sans le Québec, l’électorat canadien sera plus conservateur. Un parti politique fédéral de droite, moins sensible aux droits autochtones, risque d’être au pouvoir plus fréquemment. S’il est habile et conscient de ses responsabilités, le Québec reprendra dans sa constitution les garanties canadiennes de protection des droits ancestraux et des droits issus de traités, de même que l’obligation fiduciaire créée par la jurisprudence. Ou encore il pourra reprendre intégralement dans sa constitution la Déclaration sur les droits des peuples autochtones que l’ONU a adoptée en 2007, avec un effet direct sans loi de mise en œuvre comme le propose Daniel Turp pour tout le droit international, ce qui devrait résoudre les interrogations légitimes des Autochtones.
Le troisième postulat discutable est de présumer que le Canada aurait intérêt à maintenir un lien juridique et une responsabilité envers les peuples autochtones d’un autre État. Après trente ans de réflexion sur ce sujet, je ne vois toujours pas cet intérêt qui, s’il existait, pourrait devenir une épine coûteuse à son pied. Si le Canada demandait un tel lien, le Québec aurait beau jeu de demander la contrepartie pour ses rapports avec les francophones hors-Québec. La discussion s’arrêterait là. D’ailleurs, le Canada pourrait s’intéresser davantage au sort des anglophones du Québec. Une crainte raisonnable des Autochtones du Québec serait l’abandon par le Canada, qui aura bien d’autres sujets de préoccupation.
La proposition de créer un tribunal commun pour le droit autochtone demeure pertinente, mais des questions difficiles se poseront sur sa composition, sa juridiction et ses pouvoirs. Pourra-t-il invalider des lois canadiennes ou québécoises, ou encore celles de l’Union Canada-Québec? Le Québec ne pourra pas accepter un droit de regard de juges canadiens sur son territoire si des juges québécois ne pouvaient pas en faire autant sur le territoire canadien. Adopter des lois communes en ce domaine suppose des lois identiques sur le développement des ressources naturelles, qui continueront d’être de compétence provinciale dans la fédération canadienne. Bien que louable, la proposition risque de ne pas résister à l‘épreuve de la réalité.