L'école n'est pas un service

École - "le gâchis scolaire"



L'éducation et la santé publique, que lie leur importance budgétaire, se situent pour le reste aux antipodes l'une de l'autre. La santé se veut proprement un service. Tout citoyen y a recours selon ses besoins. Elle travaille à la personne, pour ne pas dire à la pièce. Par nature, un service est généreux, d'où, ces jours-ci, les résistances à un éventuel ticket modérateur, qui sent le calcul.
L'éducation, pour sa part, n'est pas un service, à preuve son imposition aux moins de 16 ans. Qui a déjà vu un service obligatoire de l'État? (Les services militaires obligatoires, qui existent un peu partout, inversent le sens du geste: du citoyen à la société. Ils n'en restent pas moins de curieux euphémismes.)
Si l'école n'est pas un service, qu'est-ce qu'elle est? Où plutôt de quoi procède-t-elle? Avant tout, d'une projection sociale. Par l'école, une société se projette dans l'avenir. Elle décide de ce qu'elle veut être, donc de durer, en y investissant des valeurs, en y opérant des choix. La vigueur de l'école témoigne à tout instant de la vigueur propre d'une société. Pas de meilleur indicateur social que l'école. Comment va le Québec? La réponse n'est pas à chercher dans le PIB ou la force du dollar. Nos enfants ballottés, décrocheurs, la donnent, preuve criante de notre immobilisme, de nos faiblesses comme société.
On gagnerait beaucoup à voir le ministère de l'Éducation comme celui de l'Avenir, collectif s'entend. Certaines dérives seraient mieux évitées, dont la principale, celle qui fait de l'école le lieu de l'affirmation, pour ne pas dire de la débrouillardise, individuelle. Si les dernières décennies de l'école se sont avérées passablement troubles, c'est qu'elles ont tenté de la dénaturer en individualisant sa finalité, autrement dit en en faisant un service à la personne: aguerrir l'enfant, le rendre compétent tout de suite, comme le travailleur qu'il sera. D'où les «projets» à tout crin, la «résolution de problèmes» érigée en absolu, autrement dit, l'école comme école de la vie.
Or, l'école n'est pas celle de la vie, du moins pas plus que la famille, les vacances, les soirées dans le parc ou les escapades au centre-ville. Là ne doit pas être mis l'accent, mais sur l'insertion de l'enfant dans sa société, qui lui dit: «Voici ce que j'attends de toi: apprends, découvre, ouvre-toi à certaines réalités que j'ai judicieusement choisies pour toi, relativise ta personne, prends connaissance et conscience du monde, tout ça dans un climat dégagé où règne l'égalité, la gratuité.»
Apprendre à mieux parler, à lire, à écrire, à compter, apprendre d'où l'on vient et où l'on se situe sont les seules raisons de l'école. C'est déjà bien assez, n'en déplaise aux gourous de l'utilitarisme. Dans ce contexte, devoir à tout instant démontrer sa capacité de mener une recherche, d'user d'un ordi ou même de travailler en équipe, apparaissent comme autant de preuves d'égarement d'une école fourvoyée.
Qu'on ne s'étonne pas aussi du taux effarant, chez nous, de décrochage. Avant d'y venir, les jeunes, prématurément vieillis, ont compris qu'ils peuvent faire ce qu'ils veulent à l'école de la performance, tant elle a individualisé son approche, tant sa prise en charge est déficiente, tant ils ont si peu droit à l'innocence. Aller à l'école, de nos jours, ce n'est pas être dans le coup, c'est déjà être laissé à soi. S'il s'agit de fournir la preuve de son autonomie, autant gagner la vraie vie, autant prendre le large.
La deuxième dérive s'observe dans les écoles privées. Celles dites «ethniques» n'en sont pas les pires, dont le projet transcende la personne de l'élève. Voilà des groupes qui ont décidé de vivre et qui comprennent le rôle organique de l'école. Jusqu'à quel point la faiblesse de l'école publique ne sert pas leur prolifération?
Les écoles de prestige, celles qu'on fréquente avantageusement, agissent de façon plus insidieuse. Elles s'insèrent dans le groupe majoritaire, mais faussent l'école en en faisant, ouvertement, un service à la personne. «Je te donne tant pour faire de mon rejeton un dominant, avec carnet de collègues bien garni à la sortie!» Au diable la projection sociale qui authentifie l'école! Soyons pratiques, quand je serai instruit (mais pas nécessairement éduqué) et bien en poste, j'aurai la subvention reconnaissante!
Entre ces deux types d'écoles se place l'école privée critique, celle sur laquelle trop de parents se rabattent par réaction à l'école publique, jugée piétinante. Tant mieux si elle préserve le goût de l'étude! Mais quel sens commun véhicule-t-elle? Qu'on le veuille ou non, l'école privée reste un lieu de dislocation sociale, qui donne ses limites aux pluralismes. Combien de telles écoles une société peut-elle se permettre sans hypothéquer son avenir? L'aberration culmine quand un gouvernement démocratiquement élu va jusqu'à subventionner l'école privée. Connivence ou vue confuse, ceux qui décident de ces largesses se prêtent à un double détournement: vocation de l'école et fonds publics.
Ces errements disent pourquoi les derniers gouvernements ont alloué si peu de ressources nouvelles à l'école publique et pourquoi toutes les promesses de faire de l'éducation la grande priorité n'ont été que des leurres «trans-partis». On ne peut pas d'une part défaire, combattre l'école publique et de l'autre prétendre la renforcer, comme une idée ne peut pas à la fois être claire et confuse. Les atermoiements budgétaires rituels s'expliquent beaucoup plus par une faiblesse conceptuelle entravant la volonté que par les crises économiques.
Le jour où l'on voudra vraiment faire de l'éducation la priorité nationale, des garderies à l'université, on saura quoi tasser. Les exigences budgétaires concurrentes apparaîtront comme dérisoires. Pour l'instant, ni le parti au pouvoir ni celui qui est appelé à le remplacer, instigateur de la ci-devant réforme individualisante à gogo, ne donnent de signes de vraiment croire à l'éducation. Comment dé-brouiller les miroirs de l'individualisme? Admettre que l'école n'est pas un service à la personne a de commode d'aussitôt la faire apparaître comme le meilleur service qu'une société peut se rendre. Les tramways rouleront-ils dans Parc avant que l'on s'en prévale?
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Yves Presseau - Enseignant


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