L'Afghanistan au bord du gouffre (1)

Le Canada en Afghanistan


Premier de deux textes
Presque cinq ans après la chute du régime des talibans, la morosité et le pessimisme prévalent à Kaboul et l'avenir semble plus incertain que jamais. Les Afghans expriment leurs frustrations devant une situation qui s'améliore lentement et ne se reconnaissent pas dans leurs propres dirigeants politiques. Devant la stagnation, voire la régression de la situation générale, le personnel international est démotivé et cynique par rapport au processus de stabilisation et de reconstruction en cours.



Par ailleurs, les émeutes de mai dernier à Kaboul ont creusé le fossé entre la population locale et les intervenants étrangers. Tout cela survient à un moment où, dans le sud, une insurrection armée a le vent dans les voiles et menace de tout faire chavirer.
Les seigneurs de guerre
L'éviction du régime taliban, fin 2001, s'est faite sur le terrain par le biais des forces de l'Alliance du Nord. Vague confédération de seigneurs de la guerre aux assises régionales, l'Alliance s'est ainsi assurée d'un rôle central dans l'après-talibans garanti par le poids militaire de ses différentes milices. Élu président, Hamid Karzaï a dû placer un certain nombre de ces personnages, plus puissants que compétents, à des postes clés dans son administration.
Ces seigneurs de la guerre, surnommés moudjahidines par les Afghans, ont vaincu les forces soviétiques d'occupation dans les années 80. Leur réputation a cependant été ternie lorsqu'ils se sont retournés les uns contre les autres dans une compétition sans merci pour gagner le contrôle de l'Afghanistan par la force des armes.
L'ascension des talibans à partir du milieu des années 90 s'explique en partie par l'accueil favorable des populations d'un mouvement radicalement opposé à la corruption et aux pratiques prédatrices des divers moudjahidines. Ces fléaux sont maintenant de retour, et Hamid Karzaï en a trop peu fait pour les endiguer, préférant éviter toute confrontation, selon Michael Shaikh, du groupe Human Rights Watch. Comment convaincre les Afghans d'adhérer au «nouveau» projet politique dans de telles circonstances ?
Un effort international insuffisant

Lorsque le temps est venu de préparer l'après-talibans, la communauté internationale a convenu d'une approche surnommée «empreinte légère». Cette approche présuppose l'aversion des Afghans pour toutes forces étrangères et entend limiter l'intrusion internationale au minimum. Pour ce faire, on a jugé bon de mobiliser au maximum le gouvernement afghan dans la gestion de l'aide internationale malgré ses dysfonctionnements internes.
Cinq secteurs clés ont été jugés prioritaires : la lutte contre les stupéfiants, la réforme judiciaire, le désarmement, la démobilisation et la réinsertion (DDR), la formation de l'armée afghane et l'entraînement des forces de police. Pour chacun de ceux-ci, un pays responsable a été nommé dans l'espoir d'ainsi limiter l'empreinte laissée par la présence étrangère.
À l'exception du processus de DDR et de la formation de l'armée afghane, ces thèmes renvoient à des échecs spectaculaires. Le système judiciaire répond encore à des standards médiévaux, la plupart des policiers sont analphabètes et compensent leur maigre salaire à même la population tandis que le trafic de stupéfiants atteint aujourd'hui des sommets inégalés.
De toute évidence, la communauté internationale a sous-estimé la tâche et les investissements ont été insuffisants. Si on fait exception des États-Unis, la moitié des promesses d'aide de plus de dix milliards de dollars a été versée pour les quatre premières années de l'intervention internationale en Afghanistan. Plusieurs pays donateurs ont pris prétexte de l'«empreinte légère» pour consentir un «effort léger». À Kaboul, on s'entend maintenant pour dire que l'empreinte devra être bien plus profonde si on veut réussir à redresser le pays.
Crise au sud
À ces insuffisances en matière de gouvernance et d'aide au développement s'ajoutent celles liées à la présence militaire internationale. La Force internationale d'assistance à la sécurité (FIAS) de l'OTAN a pris le commandement de la portion sud de l'Afghanistan le 31 juillet dernier. Encore une fois, il se fait tard.
Par ailleurs, les soldats de l'opération américaine «Liberté immuable» s'en tiennent quant à eux à la lutte antiterroriste et évitent sciemment de s'investir dans des opérations plus larges de stabilisation. Enfin, dans la moitié sud de l'Afghanistan, jusqu'à maintenant, le gouvernement afghan a été absent ou très mal représenté et seules quelques ONG locales osent s'y aventurer. Le vacuum résultant a été exploité par les talibans et autres insurgés, et ce sont maintenant eux qui contrôlent l'essentiel de ce territoire.
La situation s'est détériorée au point où le chef de la mission des Nations unies, Tom Koenigs, parle d'une insurrection armée généralisée dans le sud.
Originalement prévue comme une mission de paix s'apparentant à la SFOR en Bosnie, la FIAS doit maintenant se lancer dans une opération de contre-insurrection de grande ampleur. Les décès quotidiens nous rappellent le lourd tribut sous-entendu dans une telle entreprise. Mais disposons-nous, en tant qu'acteurs extérieurs, des vastes réserves de volonté politique nécessaires pour mener cette contre-insurrection à terme ? Notre stratégie est-elle la bonne ?
La résurgence marquée des violences depuis le printemps 2005 envoie un message clair : tout ne tourne pas rond en Afghanistan. Les effets combinés des ratés en matière de gouvernance, d'aide au développement et de sécurité entraînent aujourd'hui le pays dans une crise.
Certains diront qu'il est temps d'arrêter les frais et de laisser l'Afghanistan à ses problèmes ancestraux insolubles. Entre 2002 et 2006, les Afghans ont bénéficié de l'équivalent de 60 $ d'aide par personne alors qu'entre 1996 et 1999, les Bosniaques ont reçu près de 350 $ par personne. L'écart suggère plutôt qu'il serait temps que la communauté internationale honore ses engagements à hauteur de ses promesses.
***
Demain : [Que fait le Canada dans cette galère ?->1863]
Marc André Boivin
_ Coordonnateur du Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix et chercheur au Groupe d'étude et de recherche sur la sécurité internationale (GERSI), tous deux affiliés au Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal. L'auteur revient d'un séjour en Afghanistan.

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Directeur adjoint du Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix affilié au CERIUM, membre de l'International Institute for Strategic Studies de Londres et chercheur associé au Groupe d'étude et de recherche sur la sécurité internationale





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