Humain ou citoyen, qui a encore le droit de vivre ?

Tribune libre



« Nul ne doit participer à la violation des droits de l'homme
et des libertés fondamentales en agissant ou en s'abstenant
d'agir quand les circonstances l'exigent »...
Article 10 de la résolution 53/144
de l'Assemblée générale de l'ONU[1]

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« En situation d'urgence, le gouvernement canadien est responsable d'assurer la sécurité de ses citoyens » [2]. Ouf ! Après deux semaines de tergiversation, on commençait à douter. L'insolence d'une certaine droite économique et conservatrice quant à la vie humaine est bien d'actualité. Certains proposent d'ailleurs une perspective comptable de la situation, rappelant que l'évacuation d'une zone de conflit n'est pas un droit « car il y a tout de même une limite à ce que l'État peut faire pour limiter les risques touchant les individus. »[3]

Qu'un journal comme « Les Affaires » analyse les coûts de l'opération n'a rien d'étonnant. Seulement, il ne faudrait pas que le gouvernement balaye aussi facilement la question du droit humanitaire pour la réduire à une responsabilité individuelle. Car les personnes se trouvant à l'endroit où éclate un conflit armé, civiles de surcroît, ont bel et bien des droits. Ceux-ci sont définis par la Déclaration des Nations Unis sur les droits de la personne et autres conventions internationales. Dans la mesure où le Canada a ratifié ces conventions, un changement de gouvernement ne devrait pas le soustraire à ses responsabilités.

Nous pouvons convenir que les obligations de l'État canadien sont encore trop vagues et trop floues. Mais les personnes civiles en zone de conflits ont certainement un droit à la vie et la dignité. Les gens sur place n'avaient aucun moyen de prévoir l'offensive israélienne. Une fois commencée, les moyens de transports ne sont pas toujours disponibles. Et la vie est menacée. Voilà ce que l'on appelle une « crise » aux conséquences « humanitaires ». Dans ce contexte particulier, la décence la plus élémentaire commande d'évacuer au moins nos propres ressortissants, d'abord, et de discuter de la facture après coup. Mettons l'emphase sur ce « au moins », car non seulement les démocraties occidentales se sont dépêchées de le faire, mais elles collaborent entres elles pour ne laisser aucun de leurs ressortissants sur place. Le gouvernement Harper est bien le seul à gloser, en répétant de l'évacuation n'est pas un droit et que l'heure n'est pas à la dépense.

Pourtant, c'est bien là que bât blesse : alors que toutes les personnes ont en théorie des droits, seuls les civils occidentaux ont les moyens de s'en prévaloir. L'État libanais qui n'avait déjà pas beaucoup de moyens pour assumer son autorité, ne peut pas défendre la population civile ni contre sa prise en otage par des milices armées, ni contre une offensive israélienne. C'est précisément dans ce genre de situation, quand une population civile est démunie d'organisation politique capable d'assurer sa sécurité et sa survie, qu'il faut faire valoir le droit humanitaire, et lui donner les moyens de s'implanter.

Or, au contraire de Harper, le Canada a été parmi les principaux artisans de ce droit humanitaire. Sa contribution au sein de l'ONU a permis de faire valoir « La responsabilité de protéger »[4]. Une responsabilité envers les populations civiles qui incombe aux États et fonde le droit d'intervention. Et nous devons remercier la diplomatie canadienne(sic.), car aucun des politiciens dont les noms figurent sur le document ne semble le citer comme base légale recommandant une intervention. Mais le bât blesse plus encore, car ce principal artisan du droit d'intervention qu'est le Canada minimise l'urgence et la gravité de la situation au Liban. Il s'éloigne de la logique d'intervention qu'il a lui-même inscrite au sein du droit international. Et il en laisse plusieurs cyniques quant à la valeur accordée à la vie... quand elle est arabe.

Car c'est une chose que le Canada, par la voie de ses médias et de son gouvernement, réitère le droit d'Israël de se défendre. C'en est une autre de tolérer que les belligérants fassent fi du droit des personnes civiles. D'autant que le droit international, dans toute son imperfection, ne prescrit pas la fin des conflits armés; seulement leur limitation dans le cadre du droit. Cadre qu'il faut incessamment rendre plus humanitaire, plutôt que de s'interroger sur la présence de l'ONU quand elle est là sous mandat international pour surveiller les activités des belligérants.

Mais, continuant dans sa lancée, le gouvernement conservateur nous annonce fièrement qu'il n'a pas rapatrié tous les ressortissants canadiens[5]. Les citoyens « jugés dangereux » ont été laissés sur place. Ce double standard dénué de toutes vues humanitaires est inacceptable ! Certes, les lois antiterroristes adoptées suites au 11 septembre permettent de refuser l'accès aux preuves et d'ordonner la détention sur la base du simple soupçon. Mais elles ne permettent pas de dépouiller un individu de son humanité et de le laisser sans défense dans une zone de conflit armé. Elles ne permettent pas à l'État canadien de laisser sciemment un seul citoyen exposé à la mort.

Même aux États-Unis, la Cour suprême vient de reconnaître que les détenus de Gantanamo ont des droits. Si Harper voulait émuler Bush, il n'est pas loin de se comporter en criminel. Car même sans « droit » à être évacués, les citoyens canadiens ont bel et bien droit à la vie et à la dignité. Les comptables ont raison, seul le manque de ressources explique que ce droit ne peut être garanti partout. Mais une fois sur place, l'État canadien ne peut plus prétexter le manque de ressources pour refuser d'évacuer ses ressortissants. Ne doit-il pas alors traiter tous ses citoyens également, dans le respect de leur droit de vivre, et ce, même s'ils sont des terroristes avérés ? C'est à dire que même dans le pire des cas, les personnes criminelles conservent un droit à une détention dans des conditions décentes. Ce droit à la dignité humaine reconnu par le Canada.

Pourtant, la décision du gouvernement Harper est irresponsable quant à la survie même de ces personnes. À la limite, il aurait été plus correct de les placer en détention préventive au Canada sous simple soupçon, que de les laisser exposées aux bombes. Car cette solution préserve la vie. Mais ce châtiment est d'autant plus inhumain que les personnes visées ne savent pas ce qu'on leur reproche et n'ont aucune occasion de se défendre. Ceci dit, la décision de monsieur Harper est tout aussi irresponsable en matière de lutte antiterroriste. S'il y a des éléments sérieux contre certains individus, pourquoi les avertir de nos soupçons et les laisser au centre du conflit ?

Dans toute cette phobie hyper sécuritaire, arrêter les suspects pour les juger semble aujourd'hui bien obsolète. Depuis le 11 septembre, le terrorisme entraîne comme réponse la suppression de nos droits civils par les gouvernements successifs. Le principe de l'habeas corpus, l'idée même de savoir de quoi on est accusé, s'effrite devant la menace. Alors que les violences se déchaînent et que les morts s'empilent, il est normal que nos cœurs et nos regards se tournent avec compassion vers le Liban. Mais l'agenda néo-conservateur conserve un coup d'avance. Car pendant ce temps, c'est bien chez nous que le plus élémentaire des droits humains, le droit à la vie, vient de succomber à l'arrogance de quelques va-t-en-guerre.

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PS : Ces changements de la politique canadienne au Moyen-orient me font me poser trois questions : Harper est-il bien Premier ministre du Canada ? Les terroristes présumés sont-ils des êtres humains ? ou bien mon point de vue n'est qu'une illustration supplémentaire de ce qu'une chroniqueuse d'Ottawa qualifierait de nazisme québécois[6] ?

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Conclusion : les souverainistes à la défense de la tradition canadienne ?

En fait, il grand temps que le Québec prenne en main ses relations internationales, ce que seule permet la souveraineté. L'élection - minoritaire - des conservateurs marque un réalignement de la politique canadienne sur celle des néo-conservateurs belliqueux de Washington. Mais un réalignement qui ne satisfait pas non plus tous les Canadiens. Par ailleurs, les positions traditionnellement défendues par la diplomatie canadienne sont très progressistes et, n'en déplaise aux nationalistes conservateurs de l'Action Nationale en quête d'un modèle autoritaire[7], elles rallient un plus large consensus au Québec[8]. Finalement, il faut considérer que les Québécois désirant mener une carrière diplomatique doivent souvent le faire pour le compte du Canada.

Ainsi, mis devant le fait accompli et sans État nous permettant de joindre notre indignation à celle du monde - exception faites de É-U, d'Israël et du Canada, nous n'avons d'autre choix que de nous en remettre à l'opposition parlementaire. Ceci pour exiger ce que nous demanderions si nous étions des alliés souverains de ce pays voisin : qu'il s'en remette à une vision légale et multilatérale des relations internationales.

Car s'il y a quelque chose sur lequel il vaut la peine d'être conservateur de nos jours, c'est peut-être bien cette tradition humaniste de la diplomatie canadienne. Espérons qu'un Québec souverain saura se l'approprier avec fierté. Une autre chose qui vaut la peine d'être conservée, c'est certainement la tradition juridique d'inspiration britannique. Cette tradition aussi, le Québec y semble attaché, autant sinon plus qu'à son système parlementaire. Pourtant, ces deux traditions, juridique et diplomatique, ont été rompues dans la lancée néo-conservatrice du gouvernement Harper. Et il appartient aux souverainistes, forts de l'appui de l'opinion québécoise, de faire valoir sans complexe une tradition canadienne que la société québécoise a su s'approprier.

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1] HAUT COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES AUX DROITS DE L'HOMME [Déclaration sur le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la société de promouvoir et protéger les droits de l'homme et les libertés fondamentales universellement reconnus. Genève, 1998
[2] Stockwell DAY cité par la PRESSE CANADIENNE « Certains Canadiens « suspects » n'ont pas été évacués, révèle Stockwell Day » in Le Devoir, Édition du vendredi 28 juillet 2006
[3] Gagné , Jean-Paul [« Jusqu'où l'État doit-il aller dans l'aide aux ressortissants ? »->1346] in Les Affaires , jeudi 27 juillet 2006
4] COMMISSION INTERNATIONALE DE L'INTERVENTION ET DE LA SOUVERAINETÉ DES ÉTATS, [La responsabilité de protéger. Rapport de la Commission internationale de l'intervention et de la souveraineté. Ottawa, publié par le Centre de recherches pour le développement international, 2001, voir remerciement p. vii .
[5] PRESSE CANADIENNE, op. cit.
[6] PELLERIN, B. [“Quebec's ugly little bias”->1300] in The Ottawa Citizen, edition du jeudi 20 juillet 2006
[7] BERGERON, Carl « Les conservateurs contre la crise d'autorité nationale » in Le Devoir, Édition du mardi 4 juillet 2006
8] LEBLANC, Daniel [“Harper's stand on the Middle East leaves majority of Quebeckers cold. Poll shows no gains for Tories in province.” in The Globe and Mail, Édition du 1er août 2006


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