Du rebond de la démocratie en Amérique

Présidentielle étatsunienne

« La démocratie arrive aux Etats-Unis/ Elle arrive d’abord en Amérique/ là où le pire et le meilleur se fabriquent/ C’est ici que sont le talent/ et les outils pour le changement/ Ici qu’est la soif pour le divin/ ici que la famille est en déclin/ C’est ici que les solitaires disent que le cœur doit être ouvert d’une fondamentale manière/ La démocratie arrive aux Etats-Unis. »
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L'incomparable poète et chanteur montréalais Leonard Cohen l'avait prévu en 1992, dans sa chanson Democracy is Coming to the USA. L'album s'intitulait The Future. Seize ans plus tard, nous y sommes, dans le «futur». Car la démocratie américaine de 2008 connaît une nouvelle jeunesse. Grâce à Barack, oui. Mais aussi grâce à Hillary, George W., Karl et Sarah. Et beaucoup grâce à Internet. Les analystes [ont prédit] que le taux de participation dépasserait celui de 1960 (64 %), lorsque John Kennedy et Richard Nixon se sont affrontés, pour atteindre ou dépasser le record historique de 1908 (66 %). L'élection de 2008 [hier] serait donc la tempête électorale du siècle.
Mais d'abord, un peu de désintoxication. Vous avez lu mille fois que les Américains étaient les cancres de la participation électorale. À peine un sur deux se déplace pour élire le président. Et comme ce dernier est élu par une faible majorité, l'homme le plus puissant du monde ne serait désigné que par le quart des Américains. Ce n'est pas tout à fait vrai.
La proportion des adultes qui se rendent aux urnes est tombée à 49 % en 1996, année de réélection -- sans suspense -- de Bill Clinton. Mais elle a grimpé à 57 % lors du combat Bush-Kerry, en 2004. Ce taux est trompeur, car on le calcule sur l'ensemble de la population adulte, qui comprend 12 millions d'immigrants illégaux, lesquels n'ont pas le droit de vote. Si on soustrait ce nombre de la population en âge de voter, on observe que presque les deux tiers des citoyens sont allés aux urnes en 2004.
Il faut encore savoir qu'aux États-Unis, l'électeur n'est pas automatiquement inscrit sur la liste électorale lorsqu'il atteint 18 ans. Il faut que chacun se présente au bureau d'élection (plusieurs États tentent de combiner l'inscription avec, par exemple, l'émission du permis de conduire). Finalement, si on calcule le taux de participation en fonction du nombre d'électeurs inscrits, on obtient 72 % en 2004, ce qui est supérieur à la moyenne des pays industrialisés.
Intense démocratie
Dire tout cela, c'est encore sous-estimer l'intensité de la vie démocratique américaine. Chez nous, quelques dizaines de milliers de membres des partis choisissent, seuls, les candidats au pouvoir suprême. Aux États-Unis, des millions d'Américains participent à cette sélection -- les fameuses primaires -- et bousculent les souhaits de l'establishment des partis, écartant des candidats puissants.
Jimmy Carter, Bill Clinton, Barack Obama et John McCain sont des candidats imposés par les électeurs. Songeons que dans le petit État de l'Iowa, première étape du parcours, un résidant sur six a quitté le confort de son foyer le soir du 3 janvier (brrr!) pour passer une heure ou deux dans un «caucus» délibératif. Un sur six! La semaine suivante, au New Hampshire, plus d'un habitant sur deux a bravé le froid afin d'aller voter pour son candidat démocrate ou républicain favori. Un sur deux! Au total, 71 millions d'Américains se sont déplacés cette année. Aucun électorat au monde n'est autant engagé dans la sélection des candidats.
Lorsqu'ils se présentent enfin à ce fameux premier mardi de novembre, les citoyens américains doivent, en plus de choisir leur président, leur sénateur, leur représentant, parfois leur gouverneur et leur ministre de la Justice, leur shérif et leur juge (oui, ils élisent des juges), répondre oui ou non à des questions référendaires. Sur l'avortement, le mariage gai, le créationnisme, certes, mais aussi sur des emprunts publics et cent autres sujets. Le nombre de référendums augmente. Dans les années 60, il y en a eu une centaine dans le pays. Pendant la décennie 1990, 375. Et le début du XXIe siècle annonce une récolte semblable. Seuls les Suisses sont aussi accros à la démocratie directe.
Le rôle d'Internet
Et 2008 est l'année où Internet a pris une place déterminante dans le jeu démocratique, pour ce qui est d'en accroître la qualité. Pas moins de 40 % des adultes affirment qu'ils se branchent pour obtenir de l'information sur la campagne électorale. Et ils cherchent quoi? Selon le Pew Center, 22 % des adultes (et 37 % des jeunes) s'amusent à regarder les publicités de campagne -- ce que je fais aussi. Mais 20 % des adultes (35 % des jeunes) regardent les discours des candidats, et 19 % (35 % des jeunes) des entrevues avec les candidats.
On constate même que 16 % des adultes lisent en ligne le programme des partis. Du jamais vu. On était désolé que la lecture des journaux soit en chute continue, surtout chez les jeunes, et que l'audience des téléjournaux des grands réseaux soit en déclin, au profit de réseaux câblés partisans, comme Fox News. Mais les sources d'information de qualité reviennent par la fenêtre Internet. Pas moins de 86 % des internautes vont dans les sites des grands médias. Le plus fréquenté pour l'information sur la campagne est Wikipedia. Le Washington Post vient en deuxième, CNN en troisième. On peut donc conclure qu'Internet réintroduit dans la culture politique une dose d'information considérable.
Grâce à Internet, les Américains [ont renoué] avec les activités politiques. Les gens l'utilisent pour s'inscrire sur les listes d'envoi (9 %), échanger de l'information (6 %) ou se porter volontaires pour une activité à l'intérieur de la campagne (2 %).
L'argent, nerf de la guerre
Oui, mais l'argent, me direz-vous. L'argent corrompt et la richesse absolue corrompt absolument. Aucun autre pays au monde ne dépense autant pour élire son président. Il n'y a aucun doute que le système américain de collecte de fonds perturbe tout le processus démocratique.
Le temps que chaque sénateur et chaque représentant doivent consacrer à recueillir de l'argent pour leur réélection est du temps en moins pour la consultation et la délibération, et du temps en plus pour faire entrer dans leurs oreilles les propos des lobbyistes, des groupes de pression, des riches et puissants Américains. Dans son livre L'Audace d'espérer, Barack Obama, alors nouveau sénateur, décrit le processus. «Je passais de plus en plus de temps avec les nantis.»
Des gens intelligents et intéressants, écrivait-il, mais qui reflétaient les vues de leur classe sociale, ce 1 % au sommet de l'échelle des revenus. Le poids disproportionné des riches et des puissants n'est pas sur le point de s'effacer. Mais on note aujourd'hui une démocratisation du financement des campagnes électorales américaines. En 2000, 0,4 % de la population adulte avait fait une contribution à la campagne présidentielle, ce qui était supérieur à ce que l'on voit ailleurs en Occident. En 2008, ils étaient 6 %. L'immense majorité des dons ont été effectués par Internet. Mieux: les contributions de moins de 200 dollars, qui, en 2000, constituaient le quart des dons, en formaient le tiers en 2004 et 38 % en 2008.
Place à la relève!
L'élection 2008 [devrait normalement être] celle de la relève. La proportion des jeunes de 18 à 25 ans qui votaient avait déjà fait un bond, passant de 36 % en 2000 à 47 % en 2004. Mais la présence des jeunes aux primaires ayant doublé de 2000 à 2008, et la campagne Obama étant particulièrement efficace sur les campus, la question sera de savoir si leur participation sera de 50 %, 52 %, 54 % ou plus.
Toutes les planètes sont alignées: Obama a su mobiliser les jeunes de la gauche et McCain était, aux primaires, le candidat favori des jeunes républicains. Cet engouement doit beaucoup aux démocrates et au combat épique entre Obama et Hillary Clinton, qui a mobilisé les troupes dans tout le pays. L'important engagement des fidèles de la droite religieuse dans l'action électorale est le phénomène essentiel de la participation du début de la décennie. En 2004, Karl Rove, architecte de la réélection de George W. Bush, avait réussi à mobiliser la droite religieuse rurale, jusque-là éloignée des urnes. On croyait que McCain, trop suspect aux yeux de cette tranche de l'électorat, allait la perdre. Mais sa colistière, Sarah Palin, [a contribué] à la raviver.
[...] Une chose est certaine: «Une grande révolution démocratique s'opère parmi nous», écrit l'un des meilleurs observateurs des États-Unis. Il ajoute que la participation électorale ne suffit pas. «Instruire la démocratie, ranimer s'il se peut ses croyances, purifier ses moeurs, régler ses mouvements [...], adapter son gouvernement aux temps et aux lieux; le modifier suivant les circonstances et les hommes, tel est le premier des devoirs imposés de nos jours à ceux qui dirigent la société.» Cet auteur superbement actuel s'appelle Alexis de Tocqueville. Il a écrit ces recommandations en 1835.
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Ce texte a été publié dans l'édition d'hier du quotidien Libération, avant la tenue des élections, de même que dans le plus récent numéro de L'actualité.
Jean-François Lisée, Directeur exécutif du Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal (CERIUM)

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Jean-François Lisée297 articles

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Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.

Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québec à moins de 1% de la souveraineté en 1995. Il a écrit plusieurs livres sur la politique québécoise, dont Le Tricheur, sur Robert Bourassa et Dans l’œil de l’aigle, sur la politique américaine face au mouvement indépendantiste, qui lui valut la plus haute distinction littéraire canadienne. En 2000, il publiait Sortie de secours – comment échapper au déclin du Québec qui provoqua un important débat sur la situation et l’avenir politique du Québec. Pendant près de 20 ans il fut journaliste, correspondant à Paris et à Washington pour des médias québécois et français.





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