Deux fêtes: l'une rouge, l'autre bleue

(...) ouvert à toutes les couleurs sauf le bleu fleurdelisé et à son drapeau, le grand laissé-pour-compte de la fête

Ce que Pratte ne peut pas voir...


Trempés, transis, mouillés de la tête aux pieds, c'est sous des trombes d'eau froide et peu festives que les gens de Québec ont fêté leurs 400 ans hier. Une fête liquide, mais surtout une fête divisée entre le rouge et le bleu, entre ceux qui s'accrochent à l'héritage britannique (et à l'avenir canadien) de leur ville et ceux qui insistent pour en célébrer le caractère bleu et francophone.

Dès 11h, cette division est devenue manifeste alors qu'une poignée d'artistes souverainistes prenaient la parole au parc de l'Amérique française devant le Grand Théâtre de Québec pour crier leur fierté d'être des Québécois et leur droit d'arborer le blanc et le bleu, deux couleurs quasiment bannies du 400e.
Réunis sous une tente de fortune, il y avait Marie Tifo venue livrer un texte de Marie l'Incarnation, Biz des Loco Locass, qui s'est avancé pour déclamer a cappella les paroles du texte Les géants lancé le soir de la Saint-Jean, l'écrivain Yves Beauchemin, l'actrice Danielle Proulx et le peintre Luc Archambault qui a demandé: «Quand on invite Paul McCartney à chanter sur les Plaines, qu'est-ce qu'on fête au juste? La conquête musicale britannique?»
Juste avant, la chanteuse de l'Isle-aux-Coudres Caroline Desbiens, accompagnée de sa guitare, a entonné Je me souviens sur l'air d'Ô Canada, paroles de Raymond Lévesque. Puis ce dernier a pris la parole pour livrer un texte politique pétri de colère.
«Québécois, où est votre fierté? Québécois, vous avez peur de quoi?» a martelé le vieux poète et militant pour le bénéfice des absents.
Cinq heures plus tard, autant dire que c'est un autre refrain qui a résonné sur la scène circulaire entourant la fontaine de Tourny devant le parlement: un refrain franchement canadien, ouvert à toutes les couleurs sauf le bleu fleurdelisé et à son drapeau, le grand laissé-pour-compte de la fête.
Menacé d'annulation, ce spectacle commémoratif intitulé Rencontres et produit par la boîte montréalaise Avanti, a finalement démarré avec plus d'une heure de retard sous un ciel gris mais sec. Un démarrage spectaculaire avec Yves Jacques moulé dans le bronze d'une statue qui a littéralement volé de la plus haute niche du parlement avant d'atterrir sur scène, métamorphosé en Samuel de Champlain.


Le matin même, une rumeur voulait que le texte d'Yves Jacques, écrit par Simon Fortin (acteur et auteur de Québec), ait été expurgé de tout contenu politique trop nationaliste. La rumeur a été démentie par une porte-parole du 400e, qui a affirmé que le texte trop long avait été raccourci, mais pas censuré. Chose certaine, le texte final interprété par Yves Jacques était celui d'un homme aussi raisonnable qu'accommodant qui aurait très bien pu siéger à la commission Bouchard-Taylor et prôner les vertus de l'interculturalisme. Car c'est bien à un show interculturel que nous avons été conviés, un show où la moitié des interprètes étaient d'origine autre que québécoise et où l'autre moitié dite de souche, arborait le rouge et le noir comme si on fêtait les 400 ans d'une ville minière canadienne.
Même Claude Dubois, qui est habituellement une publicité ambulante pour le slogan «Fier d'être bleu», portait une chemise noire parée d'une boutonnière rouge Canada pour interpréter La chasse-galerie.
Dans le même esprit, Pagliaro est arrivé à bord d'une Beetle rouge pour chanter, en complet noir et chemise blanche, J'entends frapper, grand hymne nationaliste québécois. Quelques minutes avant lui, Maurane, excellente chanteuse belge, mais dont on se demande ce qu'elle a à voir avec les 400 ans de Québec, nous a livré quelques-unes de ses chansons, signe qu'en plus d'être ouvert à tout le monde et à son père, Québec a sans doute un fond belge, sinon un goût prononcé pour les moules et les frites.
À ce moment-là, 10 des 12 tableaux du spectacle mis en scène par Pierre Boileau avaient été présentés. Restaient les deux cerises sur le gâteau québécois: Diane Dufresne et Robert Charlebois.
De la diva, celle qui arbora autrefois deux beaux lys peints sur ses seins nus, on pouvait s'attendre à ce qu'elle ramène un peu de québécitude au programme. Mais en lieu et place, la diva s'est amenée à la tête d'un cortège de 45 motos Harley Davidson conduites, on l'espère, par des gars de bicycle et non pas par des Hells Angels. Invitée pour illustrer le volet «années libres» de l'histoire de Québec, Dufresne a entonné un autre grand hymne québécois: Rock pour un gars de bicycle. Dufresne est repartie avec ses motards, cédant la voie à Charlebois qui est arrivé tout de blanc vêtu pour chanter l'incontournable Si j'avais les ailes d'un ange, suivie de Fu Manchu et de La voie lactée.
Puis, alors que les plus nationalistes frôlaient la crise identitaire en se demandant où ils avaient atterri, les concepteurs du spectacle ont eu la générosité de leur offrir une ultime surprise: d'abord la magnifique chanson Tu te lèveras tôt de Félix Leclerc, entonnée en choeur par tout le monde, suivie par Gens du pays, interprétée par Gilles Vigneault lui-même en personne.
Pour la première fois en 90 minutes d'un spectacle placé sous le signe de la rencontre, le bleu et le rouge venaient enfin de se... croiser. Pour ceux que cette rencontre historique intéresse, elle sera diffusée demain soir dès 19h sur les ondes de Radio-Canada.
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Rencontres : Un hymne à Québec en splendeur
Le Soleil vendredi, 4 juillet 2008, p. 6
Moreault, Éric
Rencontres, le spectacle commémoratif présenté hier devant l'Assemblée nationale pour célébrer les 400 ans de la capitale, est un véritable hymne à Québec et à sa splendeur. Par la voix des ténors québécois - les Dubois, Charlebois, Dufresne, Pagliaro et Vigneault - , c'est l'âme de Québec qui chante après quatre siècles. Une spectaculaire réussite!
Ce déploiement grandiose qui combine musique de nos racines, acrobaties, chorégraphies et scénographie audacieuse risque de complètement faire oublier le cuisant échec du spectacle raté du 31 décembre. Le metteur en scène, Pierre Boileau, peut en être fier.
Le défi n'était pas évident : évoquer en 10 tableaux impressionnistes les grandes rencontres qui ont façonné Québec. Pour les enchaînements, qui de mieux que son fondateur. Yves Jacques, dans une superbe performance, livre un Champlain plus que Champlain. Son verbe est parfois truculent comme quand il évoque la défaite des plaines d'Abraham : "Nous avons laissé le Wolfe entrer dans la bergerie. J'en perds Montcalm."
Il ne parvient pas toujours à meubler les temps morts, qui se sont probablement éternisés en raison de la captation télé du spectacle, ni à tisser tous liens, parfois un brin décousus. Le spectacle sera capté une seconde fois aujourd'hui et diffusé ce soir, à 19h à Radio-Canada.
Il est de toute façon très difficile de maintenir le rythme avec des chansons si disparates, malgré un choix presque sans faute. Car on voit mal la pertinence de la version dépouillée et un brin hésitante d'Évangéline de Marie-Jo Thério qui évoquait la déportation des Acadiens. Le lien avec Québec est ténu.
Ce qui n'était pas le cas du reste du répertoire, notamment les brillantes relectures de Félix Leclerc (Bozo et Le tour de l'Île) par Ariane Moffatt et Karkwa et celles plus convenues du répertoire d'Alys Robi. Même le pot-pourri des chansons de Jean-Pierre Ferland interprété par Marco Calliari, Lynda Thalie et le groupe vocal H'Sao s'est avéré une riche idée pour évoquer l'immigration et le métissage des cultures.
Reste qu'il aura fallu attendre le tiers du spectacle pour que les spectateurs obtiennent leur premier grand frisson : une majestueuse et puissante Chasse- Galerie par un Claude Dubois en voix. Son arrivée en calèche enfumée et éclairée par les feux de l'enfer n'a été surpassée que par celle de Diane Dufresne à la tête d'un cortège d'une trentaine de rutilantes et bruyantes Harley. Son interprétation de Rock pour un gars de bicycle était à la grandeur de sa démesure habituelle.
Mais c'est l'entrée-surprise de Pagliaro qui a volé le spectacle. Son interprétation pleine de vitalité de J'entends frapper a soulevé la foule, qui n'attendait que ça. Le tour de piste de Charlebois, moins senti, a tout de même été l'occasion d'un des moments les plus poétiques avec les acrobates qui se balançaient entre les jets de la fontaine de Tourny, suspendus au globe qui surplombait la pièce d'eau.
La finale a réuni tout ce beau monde pour entonner un texte composé spécialement pour l'occasion et introduire Gilles Vigneault. Il n'allait pas se pri- ver de chanter Gens du pays devant une mer de fleurdelisés. La totale!
Dans les circonstances, le choix controversé de la place de l'Assemblée nationale pour la présentation de Rencontres, en raison du nombre restreint de spectateurs qui peuvent y prendre place, est une erreur de taille.
Il est vraiment dommage que toute la population de Québec et ses invités n'aient pas la chance d'assister à ce spectacle magnifique et presque sans faille qui célèbre quatre siècles de fait français en Amérique du Nord.
emoreault@lesoleil.com


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