L'IRAK, CINQ ANS PLUS TARD

Désillusion et rancoeur

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Irak - les suites 2008


Dès le premier jour de l'offensive, les explosions se sont succédé à Bagdad. (Photo Reuters)

Alexandre Sirois - Il a un regard d’acier, des biceps presque aussi gros que des cuisses et la démarche d’un lutteur. Physiquement, Adam Kokesh correspond à l’idée même qu’on se fait du militaire américain membre du corps d’élite des marines.

Entre les deux oreilles, cependant, c’est une tout autre histoire.
Kokesh n’a passé que sept mois en Irak, en 2004. Mais il demeure traumatisé par son expérience. Il n’a pas uniquement perdu le goût de porter l’uniforme militaire. Il est devenu l’un des ténors du mouvement antiguerre aux États-Unis.
«Je ne pourrais pas vivre en paix avec moi-même si je ne faisais pas tout ce qui est en mon pouvoir afin de corriger cette injustice», dit l’homme de 26 ans, aujourd’hui porte-parole d’une organisation d’anciens combattants opposés à la guerre : Iraq Veterans Against The War.
Des témoignages en vidéo
«Il y a encore des gens qui meurent chaque jour parce qu’on nous a menti et parce que des erreurs ont été commises», lance-t-il.
La maison que loue Kokesh depuis quelques mois est située dans un quartier peu recommandable du nord de Washington. Elle sert de quartier général à son groupe d’ex-militaires rebelles. Lors du passage de La Presse, près d’une dizaine de militants antiguerre étaient sur les lieux.
Kokesh, qui a encore un slogan des marines tatoué sur l’avant-bras gauche, semble gérer ce groupe avec virtuosité, animé par un sentiment d’urgence. Un peu comme s’il était à la tête d’un bataillon prêt à donner l’assaut.
Regain d’optimisme
Lui-même est d’ailleurs constamment en mode offensif. Il est particulièrement critique envers l’administration de George W. Bush. Et il est convaincu que l’opinion publique finira par avoir le dessus. C’est-à-dire obtenir le rapatriement des soldats américains.
«La tendance, actuellement, c’est que le nombre d’Américains opposés à la guerre augmente jour après jour. De plus en plus de gens sont dégoûtés. Malgré ce que les politiciens peuvent dire sur les conséquences de l’envoi de renforts en Irak», affirme Kokesh.
Ces renforts dont parle le jeune homme sont la tactique la plus récente de l’administration de George W. Bush pour se sortir du bourbier irakien. L’an dernier, 30 000 militaires de plus ont été expédiés en Irak. Des experts estiment que la manœuvre a contribué à réduire la violence ces derniers mois.
Cette diminution du nombre de morts vient de redonner espoir à certains Américains. C’est du moins ce que démontre un sondage du Pew Research Center for the People and the Press publié la semaine dernière à Washington.
Une majorité d’Américains (53%) croit maintenant que les États-Unis «vont finir par atteindre leurs objectifs en Irak». En septembre 2007, seuls 42% des Américains partageaient ce point de vue.
La chute de la violence y est pour beaucoup, explique le sondeur Scott Keeter. Jumelée au fait que les médias américains ont presque cessé de couvrir ce qui se passe en Irak pour mettre l’accent sur la course à la Maison-Blanche et l’économie.
Chaos et incompétence
La désillusion du public est néanmoins évidente. Six Américains sur 10 sont maintenant convaincus que la guerre était une erreur. «En général, on remarque une réelle fatigue. Et une préoccupation quant au fait qu’on ne sait pas combien de temps tout ça va durer», explique le sondeur.
À Washington, on peut mesurer avec justesse l’ampleur de cette «fatigue» en visitant les bureaux de l’Iraq Foundation. Ils sont situés au onzième étage d’un édifice anonyme tout près de la rue K. Une artère où se trouvent les plus grandes firmes de lobbying du pays.
La fondation a été créée en 1991 pour promouvoir la démocratie en Irak. Sa directrice, Rend al-Rahim Francke, reconnaît avoir «travaillé fort» pour convaincre les politiciens américains de renverser Saddam Hussein. Avec succès.
Depuis cinq ans, cette quinquagénaire née en Irak fait régulièrement la navette entre son pays d’origine et les États-Unis. Mieux que quiconque, elle connaît la situation sur le terrain. Elle se dit « extrêmement déçue » de la tournure des événements.
«La période ayant suivi la chute du régime a été extrêmement mal gérée, mal dirigée et mal administrée, dit-elle. Tant par les Américains que par les Irakiens. La communauté internationale, qui a décidé de ne rien faire pour aider l’Irak, porte aussi une grande part de responsabilité.»
Et d’ajouter : «Nous avions une tyrannie et un régime à parti unique. Nous avons maintenant un chaos politique et un gouvernement incompétent.»
Cela dit, elle pense toujours que pour les Irakiens, l’invasion américaine était «la meilleure chose» qui puisse arriver. Car l’Irak, avec Saddam Hussein à sa tête, n’avait «pas d’avenir». «Au moins, aujourd’hui, une porte est ouverte», lance-t-elle.
Les ego des radicaux
L’envoi de renforts pourrait-il permettre aux États-Unis d’aider les Irakiens à profiter de cette ouverture pour rebâtir leur pays et mettre fin au bain de sang ? Et, du coup, aider Washington à sauver les meubles ?
N’y comptez pas, prévient William Odom, général de l’armée américaine à la retraite. Cet expert jouit d’une crédibilité toute particulière. Il avait dénoncé l’intervention irakienne dès le départ et prédit avec justesse que la guerre ferait le jeu de l’Iran et des terroristes d’Al-Qaeda.
«Presque tout ce à quoi je m’attendais s’est malheureusement réalisé et continuera de se réaliser chaque mois de plus, chaque année de plus que nous resterons en Irak», dit-il aujourd’hui.
«La stratégie initiale était mauvaise, ajoute-t-il. Elle ne peut pas être rescapée par l’envoi de renforts. Ni par le recrutement, par les Américains de cheiks (pour lutter contre Al-Qaeda) qui sont foncièrement opposés au gouvernement irakien actuel.»
Sous Ronald Reagan, le général Odom a été directeur de la très secrète Agence de sécurité nationale. On retrouve deux photos de l’ancien président républicain sur les murs de son bureau au Centre pour les études stratégiques et internationales (CSIS), l’institut de recherche réputé où il travaille aujourd’hui.
Il prend soin de préciser qu’à ses yeux, George W. Bush et les néoconservateurs qui ont fortement influencé sa politique étrangère ne sont pas des républicains. «Ce sont des radicaux».
Ce qui lui fait croire que Washington, dans le dossier irakien, ne battra pas en retraite. «Les ego de beaucoup de gens sont en jeu, dit-il. Ils misent sur une victoire en Irak, peu importe ce que ce mot veut dire aujourd’hui. Ils ne baisseront pas les bras facilement.»
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Comment gagner la guerre?
Alexandre Sirois
La Presse 19 mars 2008
L'amélioration somme toute relative de la sécurité en Irak depuis quelques mois a commencé à faire rêver dans la capitale américaine. Certains osent même prononcer un mot qu'on n'avait pas entendu depuis longtemps à Washington: «victoire».

«Et si on gagnait?» titre ce mois-ci, avec audace, l'influent magazine The American Interest. Un mensuel dont les articles sont consacrés à la place des États-Unis dans le monde et à la politique étrangère de l'administration américaine. On aperçoit la revue ces jours-ci en vitrine de certaines librairies à Washington.
Le républicain John McCain, qui souhaite poursuivre la politique de George W. Bush en Irak, promet sérieusement que s'il est élu, les Américains triompheront dans ce pays.
Mais comment définir une victoire en Irak? La Presse a posé la question à Rend al-Rahim Francke, directrice de l'Iraq Foundation, experte au United States Institute of Peace et ancienne ambassadrice irakienne à Washington.
«On pourra parler de succès lorsqu'on verra un gouvernement irakien fonctionnel et compétent. Et lorsqu'il y aura des forces armées qui ne seront pas liées à l'un ou à l'autre des partis politiques, mais bien à l'État irakien», explique-t-elle. Ce n'est pas tout. Washington pourra crier victoire, ajoute la spécialiste, quand «le gouvernement irakien sera en mesure de limiter l'ingérence de ses voisins dans ses affaires intérieures». Et quand l'État «aura su gagner la confiance d'une grande majorité de ses citoyens».
Le général à la retraite William Odom, expert au Centre pour les études stratégiques et internationales et détracteur de l'invasion de l'Irak, ne voit pas les choses de la même façon. L'idée même d'une victoire, pense-t-il, est un «mirage».
«Une victoire signifie simplement être en mesure de mettre fin à nos pertes en Irak, estime-t-il. Se retirer du pays. Faire cesser la saignée. Cela nous prendra des années pour nous en remettre.»


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