Pour construire un État, société architectonique et ontologique, il importe entre autres exigences de discerner entre contingence et continuité. Cet exercice intellectuel et mental fait partie de la langue d’État qui nous manque encore. Et pourtant, s’il existe dans le monde une langue d’État, c’est bien le Français.
Nos ancêtres ne parlaient pas français. Les miens qui venaient des terres basses du Midi parlaient un dialecte wisigothique, et les collatéraux de Normandie parlaient norsk comme en Norvège. C’est l’ordonnance de Villers-Cotterêts imposée par François 1er qui rendit le Français obligatoire en France, en somme qui imposa une langue d’État, écrite, rigoureuse, savante et précise à toute la France. Et une des conditions pour venir s’établir en Nouvelle-France était de parler français, non un dialecte régional.
Sans une langue d’État, aucun État ne peut naître. Les Babyloniens, les Égyptiens, les Hindous et les Chinois avaient leur langue d’État. Rome ne serait jamais née sans le latin. L’Allemagne ne serait pas née sans le Hochdeutsch, la langue allemande savante introduite en Allemagne à partir du Sud par les religieux allemands, notamment Martin Luther et Nicolas de Cues.
Ceux-ci ont emprunté au latin et au grec classique les règles de la construction de la langue d’État, savante et littéraire qui allait plus tard être introduite dans tout le pays par Frédéric de Prusse à partir de 1760, avec l’unification de la Prusse. Les Nazis ne connaissaient pas le Hochdeutsch et beaucoup d’entre eux étaient illettrés et analphabètes, ce qui revient à dire qu’ils n’avaient aucun sens de la continuité, et leur comportement était dicté par les contingences du moment.
Il en va de même pour le russe formel, développé et mis au point par Cyrille et Méthode et qui a servi à la construction de l’État russe. Malheureusement, ce n’est pas tout le monde qui se donne la peine de l’apprendre, parce qu’une langue formelle est exigeante et ne tolère ni l’ambiguïté ni l’ambivalence, qui ont pour effet de faire porter ses démons intérieurs par les autres.
Une langue formelle est écrite, et en matière d’État, il faut savoir écrire, car les écrits restent et la langue formelle, comme le territoire œkoumène, sont deux facteurs majeurs de continuité sans lesquels il ne peut surgir d’État.
La continuité est ce qui dure, perdure et progresse envers et contre les contingences qui peuvent lui faire obstacle. Le premier facteur de continuité : le territoire d’État pris en possession et qui exige d’être systématiquement organisé, ce qui n’est pas le cas d’un territoire primitif qu’on va abandonner lorsqu’on n’y trouvera plus ni abri, eau ou nourriture.
La contingence, c’est ce qui passe et s’envole, comme les discours creux qui envahissent les média.
Notre territoire du Québec, envers et contre ce qui a été perdu, demeure notre principal facteur de continuité.
Ce territoire a deux qualités essentielles en partant : il est périphérique en Amérique du nord dans l’ensemble, et périphérique par rapport au reste du continent canadien. Cela se voit très bien sur les cartes. De plus, notre espace œkoumène, ou région naturelle la plus habitée, développée et organisée, est périphérique par rapport aux régions œkoumènes de l’espace continental canadien, dont la principale : les basses terres des grands Lacs, qui s’étirent depuis Oshawa à l’est de Toronto jusqu’à Windsor, face à Détroit aux États-Unis.
Ces deux régions, géographiq ues et politiques, qui totalisent environ 21 millions d’habitants, soit presque les deux tiers de tout le Canada, ne représentent que 1% à peine de l’étendue du Canada. Les autres habitants de l’ensemble canadien, soit environ 13 millions d’individus, sont dispersés d’un océan à l’autre dans des régions naturelles habitables mais qui ne se prêtent pas au développement d’États d’envergure.
La Colombie Britannique, qui gravite autour du delta du Fraser, est appelée à demeurer peu habitée et lorsqu’elle deviendra État, ce qui est effectivement en train de se produire, elle pourrait atteindre six millions d’habitants, mais son milieu géographique est trop recouvert d’obstacles et ne peut se comparer à la côte américaine du Pacifique, avec 45 millions d’habitants dont 37 millions pour la Californie seulement, plus peuplée que tout le Canada.
Le Canada est un continent massivement recouvert de roches précambriennes qui font obstacles aux communications entre l’est et l’ouest, et entre le nord et le sud. Seul le chemin de fer a permis aux Anglais de constituer un pouvoir central dans l’espace continental canadien. Et encore, nous le savons maintenant, le chemin de fer était surtout destiné à la logistique de guerre de l’armée britannique contre les Américains. Les Anglais n’ont jamais accepté d’avoir perdu les États-Unis.
Mais le chemin de fer a été pour les provinces un facteur de développement et de continuité.
À présent, toutes les provinces de l’espace continental canadien ont acquis par leur développement la stature de véritables États.
Dans une telle situation, on peut postuler sans risque de se tromper que le gouvernement d’Ottawa ne représente plus ce qu’il représentait.
Cette formule diplomatique consacrée est lourde de sens. Elle n’est pas l’expression d’une contingence mais le terme d’une continuité.
C’est ce que nous, au Québec, devrons vérifier avant d’aller plus loin dans nos démarches statutaires.
Cette tâche sera celle du Bloc, qui doit massivement se rendre à Ottawa et s’instruire en profondeur sur place.
Cette opération géopolitique d’envergure s’appelle tirer avantage des continuités qui parachèvent la construction de nouveaux États. Ce n’est ni du séparatisme ni du sécessionnisme ni autre idéologie en isme.
C’est au contraire exploiter à fond les principes de stratégie d’État, en commençant par les deux premiers : appréciation rigoureuse du contexte et de la situation. On décidera ensuite des objectifs à atteindre.
JRMS, géographe et auteur
Construire un État
De l'importance de discerner entre contingence et continuité
Tribune libre
René Marcel Sauvé217 articles
J. René Marcel Sauvé, géographe spécialisé en géopolitique et en polémologie, a fait ses études de base à l’institut de géographie de l’Université de Montréal. En même temps, il entreprit dans l’armée canadienne une carrière de 28 ans qui le conduisit en E...
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J. René Marcel Sauvé, géographe spécialisé en géopolitique et en polémologie, a fait ses études de base à l’institut de géographie de l’Université de Montréal. En même temps, il entreprit dans l’armée canadienne une carrière de 28 ans qui le conduisit en Europe, en Afrique occidentale et au Moyen-Orient. Poursuivant études et carrière, il s’inscrivit au département d’histoire de l’Université de Londres et fit des études au Collège Métropolitain de Saint-Albans. Il fréquenta aussi l’Université de Vienne et le Geschwitzer Scholl Institut Für Politische Wissenschaft à Munich. Il est l'auteur de [{Géopolitique et avenir du Québec et Québec, carrefour des empires}->http://www.quebeclibre.net/spip.php?article248].
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2 commentaires
Jean-Claude Pomerleau Répondre
11 juillet 2014Le français langue d’État depuis 1663
http://www.vigile.net/Le-francais-langue-d-Etat-depuis-54906
JCPmerleau
Jean-Pierre Bélisle Répondre
11 juillet 2014Ce que j'apprécie des militaires, même des vieux, c'est qu'ils ne se laissent jamais sombrer dans la résignation et les rêveries contingentes.
Vous rebondissez toujours avec une élasticité remarquable.