L'État du Québec 2011

Contrôle et méfiance à la Harper

Ottawa — tendance fascisante



L’ancienne présidente de la Commission canadienne de la sûreté nucléaire, Linda Keen, se prépare à témoigner devant un comité parlementaire en janvier 2008. En 2007, le ministre Gary Lunn a choisi d’intervenir directement auprès de Linda Keen après la fermeture du réacteur de Chalk River pour la sommer de revenir sur sa décision et d’autoriser la réouverture immédiate du réacteur nucléaire, allant même jusqu’à la menacer de congédiement.

Photo : Agence Reuters Chris Wattie

Nous vous présentons des extraits de L'État du Québec 2011, publié sous la direction de Miriam Fahmy, Montréal, Boréal, 2011.
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Après plus de cinq ans à la tête d'un gouvernement minoritaire, Stephen Harper a fait preuve d'une longévité historique sur la scène fédérale canadienne. Malgré ce statut minoritaire, il a réussi à reconfigurer de manière importante la gouvernance des institutions politico-administratives fédérales. Comme l'illustre notamment la politisation des rapports entre le gouvernement et les dirigeants d'organismes publics, cette gouvernance témoigne d'une dérive autoritaire elle-même sans précédent. [...]
La relation entre les membres d'un gouvernement et les dirigeants d'organismes indépendants a toujours été un exercice complexe. Si la microgestion politique de ces organismes est synonyme d'ingérence partisane, inversement, l'abandon de toute responsabilité politique est quant à elle synonyme d'un effritement de la gouvernance démocratique de nos institutions politico-administratives. Le défi est de trouver un point d'équilibre entre, d'un côté, l'autonomie managériale de ces organismes et, de l'autre, l'impératif démocratique de garder un contrôle politique sur les grandes orientations et stratégies de ces organismes.
Cette difficile recherche d'équilibre entre autonomie et responsabilité semble être progressivement devenue chose du passé sous la gouvernance conservatrice de Stephen Harper. En effet, les polémiques, voire les conflits ouverts entre les membres du gouvernement et certains dirigeants d'organismes indépendants se sont multipliés depuis 2006, dès lors que ces derniers ont refusé de se faire les porte-parole des orientations partisanes du gouvernement ou, dans certains cas, ont manifesté leurs inquiétudes quant aux conséquences prévisibles de certaines décisions politiques sur la capacité de leur organisme de poursuivre leur mandat. Des noms comme ceux de Patrick Stogran, l'ombudsman des anciens combattants, de Marc Mayrand, d'Élections Canada, et de Munir Sheikh, de Statistique Canada, viennent en tête. C'est toutefois l'exemple de Linda Keen et le cas de la Commission canadienne de la sûreté nucléaire (CCSN) qui est peut-être le plus révélateur à cet égard.
Intervention ministérielle
À l'automne 2007, la CCSN a ordonné la fermeture de la centrale nucléaire de Chalk River, située à environ 200 km au nord-ouest d'Ottawa, afin d'effectuer en urgence une réparation du système de sécurité et, ainsi, d'éliminer tout risque d'accident nucléaire. Cette fermeture temporaire s'est évidemment traduite par un arrêt momentané de la production d'isotopes médicaux, entraînant subséquemment une pénurie d'isotopes et posant, du même coup, un risque de santé publique au Canada et, dans une moindre mesure, ailleurs dans le monde.
La CCSN s'appuyait alors sur les conclusions d'une inspection de routine réalisée le même automne, ainsi que sur un rapport d'août 2007 de la vérificatrice générale, qui soulignait à gros traits l'existence de facteurs de risque (c'est-à-dire une pénurie éventuelle d'isotopes médicaux et ses conséquences pour la médecine nucléaire et la santé publique). Ces derniers étaient si importants, selon la vérificatrice générale, qu'elle a cru nécessaire de remettre également son rapport au ministre responsable lui-même, Gary Lunn, contrairement à la pratique consacrée.
Récusant la responsabilité qui est pourtant la sienne, le ministre Lunn a choisi d'intervenir directement auprès de la présidente de la CCSN, Linda Keen, après la fermeture du réacteur de Chalk River, pour la sommer de revenir sur sa décision et d'autoriser la réouverture immédiate du réacteur nucléaire, allant même jusqu'à la menacer de congédiement. Un ministre ne peut pourtant s'immiscer dans un dossier spécifique d'un organisme de réglementation indépendant, pas plus qu'il ne peut tenter d'influencer la décision d'un tribunal quasi judiciaire comme la CCSN. Si les décisions qui découlent du mandat de l'organisme en question sont problématiques, les parlementaires peuvent alors modifier ce mandat par voie législative et, ainsi, respecter les exigences de la gouvernance démocratique, notamment celles de la responsabilité et de la transparence.
Tendance lourde
Au-delà du cas particulier de la CCSN, cet épisode des relations entre le gouvernement Harper et l'appareil administratif est révélateur d'une tendance lourde. Les élus stigmatisent les hauts fonctionnaires et les dirigeants d'organismes dans l'espace public: d'abord en substituant la responsabilité administrative à la responsabilité politique, ensuite en réinterprétant la nature et l'étendue de cette responsabilité administrative.
Simplement dit, les élus limitent leur imputabilité politique envers les citoyens en se cachant derrière une interprétation erronée de l'imputabilité des fonctionnaires. Ne pouvant exercer un contrôle direct sur la fonction publique, les citoyens se voient alors dépossédés du contrôle démocratique de ceux qu'ils ont pourtant élus pour les représenter. Si le gouvernement conservateur actuel n'a pas amorcé ce mouvement, il semble toutefois le perpétuer avec plus de vigueur et de détermination que tous les gouvernements précédents. [...]
De la méfiance et du contrôle
Cinq ans après son élection à la tête d'un premier gouvernement minoritaire, Stephen Harper a démontré une méfiance systématique à l'égard des contre-pouvoirs (législatif, judiciaire et médiatique) et de la bureaucratie fédérale. [...]
De nombreuses autres problématiques touchant la gouvernance conservatrice de Stephen Harper méritent l'attention des chercheurs en administration publique afin d'inscrire les questions et les enjeux soulevés par ce texte dans une perspective plus large. Par exemple, comment la mise en oeuvre de la Loi sur la modernisation de la fonction publique (LMFP) se poursuit-elle dans le contexte créé par la Loi fédérale sur la responsabilité (LFR)? Comment le rapport politique entre la Chambre des communes et le Sénat a-t-il évolué au cours des dernières années et quel impact a-t-il sur le processus législatif? Le système parlementaire de type britannique, initialement conçu pour se conjuguer au bipartisme, a-t-il la flexibilité et la capacité nécessaires pour accommoder le multipartisme qui caractérise aujourd'hui la scène politique fédérale canadienne? De même, le scrutin uninominal à un tour, autre héritage de la tradition politique britannique, est-il devenu anachronique? Quelles seraient les conséquences d'un mode de scrutin proportionnel sur la démocratie parlementaire et la gouvernance des institutions fédérales? Autant d'enjeux d'importance qui ne manqueront pas de faire l'objet de recherches et, peut-on espérer, de débats publics au cours des prochaines années.
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Christian Rouillard - Professeur titulaire à l'École d'études politiques de l'Université d'Ottawa

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Professeur titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa





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